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Le croiriez-vous ?

Personne ne bronche.

Je promène sur la populace un regard d’imperator rex.

— Parfait ! reprends-je. Je vois que vous m’avez compris et que nos cœurs battent à l’unisson. Nous allons donc entreprendre une œuvre de rénovation qui bouleversera le monde, mes amis. Marchons, la main dans la main, vers la lumière des aubes nouvelles, en suivant les sentiers fleuris des lendemains qui chantent, afin de franchir, le front ceint de lauriers, les arcs triomphaux des jours de gloire, dans la poudre d’or tombant d’un ciel de victoire ! Vive la République ! Vive le Kuwa !

Une monstre ovation accueille ces paroles dignes d’un professionnel du coup d’État.

« Y a bon ! Y a bon ! » scande l’armée.

Et c’est alors, au moment où les gosiers râpeux cessent d’approbationner, que se produit l’incident qui va infléchir la courbe des événements.

Incident pourtant modeste en apparence.

Puisqu’il ne s’agit que d’un vivat isolé ! D’une petite phrase lancée au cœur de la foule.

Mais elle nous bouleverse.

Jugez-en :

— Vive Béru-le-libérateur ! crie une voix. Béru au pouvoir !

Toutes les poitrines présentes reprennent avec force :

— Béru, au pouvoir !

DIVISION QUATRE

Marie-Marie émerge la première de la stupeur en laquelle on vient d’être précipités, comme on tombe dans une piscine après avoir marché sur une savonnette perfide.

— On dirait qu’y a un louftingue qui connaît tonton ! dit-elle.

Bérurier est silencieux. Ses bajoues tremblent d’émotion. De curieuses barres violines ceignent son front de taureau indécis.

— Y a pas de gourance, z’ont bien dit « Béru », non ? finit-il par bredouiller.

— Qui vient de crier ? demandé-je. Qu’il approche, ce brave d’entre les braves, pour recevoir la récompense qu’il mérite !

Un type entre deux âges, courtaud, trapu, coiffé d’un képi de garde champêtre et vêtu d’un short délavé, s’avance sur nous. Il a un œil qui tourne un peu. Des cheveux décrêpés à l’huile d’olive, tout raides de part et d’autre de sa casquette. Sur son bras droit on peut admirer un tatouage blanc représentant un phallus de belle taille sous lequel l’artiste a écrit, en anglaise racée, la strophe suivante : « Pour vous obliger de penser à moi. »

Vibrant hommage rendu à M. Paul Delmet, vous en conviendrez ?

— Qui êtes-vous, mon ami ? demandé-je avec bienveillance.

— Caporal Nhé, Excellence !

— Merde, je rêve ! s’écrie Bérurier, qu’est-ce tu fous là, Gros-Chibre ?

— Ben, vous voyez, sergent, je continue ma carrière ! répond le dénommé Nhé.

— Tu la continues comme les écrevisses, rigole le Mastar. Au 116e Tirailleur t’étais adjudant, et te v’là caporal. Tandis que Pattemouille qu’était deuxième pomme est passé président de la république !

— C’est lui qui m’a rétrogradé, sergent !

— Biscotte ?

Nhé lève les yeux au ciel, comme un lampion à la débandade, son œil gauche devient blanc.

— La rancune, sergent. Ce salopard ne m’a jamais pardonné de l’avoir flanqué de corvée de chiottes quand nous étions aux Tirailleurs. Alors il m’a remis deuxième classe. J’ai dû repartir à zéro, et me voilà déjà caporal…

Le Gros lui met la main sur l’épaule.

— Laisse qu’on sucre le président actuel et je te bombarde maréchal, Gros-Chibre. Hein, San-A., qu’on le fout maréchal, Nhé ? Je m’en rappelle comme si ç’aurait été d’Hyères : un sacré briscard. Peau de vache mais dur au charbon ! Te faisait pisser le sang aux hommes pire qu’une crise d’urémie ; pas vrai, Gros-Chibre ?

— Ah, ça, je dois dire… rêvasse l’interpellé. Ainsi, vous venez conquérir le Kuwa, sergent ? Bonne idée. Vous ferez un président formidable. Ce sont les bons Dieux qui vous envoient !

— Y a pas de gêne à ce que je fusse blanc ? s’inquiète le Gros. P’t-être qu’on pourrait me passer la frime au brou de noix pour faire plus sincère ?

— Pas la peine, je vais expliquer à la troupe…

— Bon, alors on va te donner la parole en bonne et due forme, décrète Béru. Question de prescience, tu saisis ?

Il frappe dans ses vastes battoirs carrossés en peau d’éléphant.

— Ouvrez grands vos éventails à coccinelles, les mecs ! commence l’Enflure. En tant que qualité de presque futur président, je donne la parole au commandant Nhé, ici présent.

— Commandant ? bredouille Nhé, éperdu.

— C’est un début, promet Alexandre-Benoît. Tu te feras faire un costard fantoche, mon pote, avec des dorures et une batterie de cuistance pire que celle du « Grand Véfour ». Je te discerne toutes celles qu’existent ici, plus certaines qu’on inventera pour les besoins de la cause. Allez, mec, jacte, et que ça soye torché !

Faut lui voir bomber le torse, à l’ancien juteux du 116e !

Il se met les mains sur les hanches. Cambre ses jambes musclées. Rejette en arrière son képi. Fait danser le phallus tatoué sur ses muscles bandés.

— Camarades, attaque-t-il, bille en tronche, j’ai eu le grand honneur de connaître le président Béru autrefois, alors qu’il apprenait le métier des armes. Fiez-vous à moi : c’est un homme d’élite ! Courageux comme un lion ! Rusé comme un chacal ! Souple comme un boa…

— Arrête ta ménagerie, Gros-Chibre ! ordonne Bérurier que cette comparaison avec un boa désoblige tout spécialement. Mais Gros-Chibre est lancé :

— … rapide comme une antilope ! Agile comme un singe ! Invulnérable comme un hippopotame ! Puissant comme un rhinocéros ! termine-t-il. Bref, il est l’orgueil de notre race car, à toutes ces qualités, il en ajoute une suprême : être le seul nègre vraiment blanc qui soit au monde !

— Qu’est-ce qu’y débloque, ce vilain-pas-beau ? me demande Marie-Marie.

— Laisse-le dire, murmuré-je. Il n’est pas si tarte qu’il en a l’air.

— Vous pouvez regarder la figure du président Béru, poursuit l’homme à l’œil qui tourne, vous y trouverez les stigmates de notre race : le nez est large, les lèvres épaisses et s’il se déchaussait, vous constateriez qu’il a les pieds complètement noirs. C’est l’homme nouveau que nous attendions pour hisser notre pays au tout premier rang des nations de la jeune Afrique. Vive le président Béru !

Docile, la masse reprend, avec chaleur, en contenant mal sa frénésie :

— Vive le président Béru !

— Et maintenant, décrète le nouveau promu, en ma qualité de commandant, j’ordonne que soient fusillés séance tenante l’adjudant Podzébu, le lieutenant Kikivala et le capitaine Haloyo qui m’ont infligé récemment des brimades injustifiées.