Nhé se tourne vers nous.
— Vous allez dire que j’abuse, murmure-t-il, mais verriez-vous un inconvénient major à ce que je sois élevé au grade de colonel ?
— Pas le moins du monde, assuré-je. Il est clair que vous en avez les capacités, mon cher.
— Parfait !
Et notre homme enfle la voix.
— En ma qualité de colonel, j’ordonne en outre que soit fusillé aussi le commandant Kipisoli ! Et maintenant, garde à vous !
La troupe se fige dans un claquement d’orteils. Comme c’est beau, cette armée sombre sur laquelle jouent les reflets de l’incendie. Bérurier en est tout chaviré.
Il passe sa main droite par l’échancrure de sa braguette, en une attitude qu’immortalisa l’Empereur. Très chef de toutes les armées, il s’avance sur le futur maréchal Nhé.
— Comme disait mon illustre confrère Napoléon Bonne à part, attaque-t-il en empoignant le lobe de son vis-à-vis, Soldat, j’sus autant con que vous ! Mande pardon, rectification : Soldat, j’sus aussi content que vous !
— Tu vois que le service militaire a du bon ! exulte le « président » en posant ses pataugas fatigués sur le bureau du défunt général qui commandait naguère la base.
« Si je n’eusse point servi au 116e Tirailleurs, on n’aurait pas eu droit à la collaboration de Gros-Chibre. En v’là un que j’arrive à temps pour lui honorer les capacités. L’avait toujours manqué de bol jusque z’alors… »
Il pique de la pointe du couteau dans une boîte de conserve pleine d’une viande rosâtre, confite dans une gelée écœurante.
— Y a longtemps que je m’étais pas cogné une boîte de singe, dit-il. J’adore ! Et ici, au moins, c’est du vrai singe !
Tandis qu’il déguste, je m’approche du lieutenant-secrétaire, seul alphabète de la base, lequel dactylographie laborieusement un texte que je viens de lui dicter, sur une machine à écrire dont on vient de célébrer le bicentenaire.
Je lis, par-dessus son épaule, très exactement ceci :
Mlnsieu l’e plésident,
Je l’ai nhonneur ed z’ibformai que la remé ciznt de faore césssssessssion. Anê outre, tpute l’ap oplation é noiyautée pra d’éparchurtises mynis dr’ames sxrètse roudetable. U nentvue excrément turg edante entrous ets nez cssaire. Ile ivat d’ovtre vie aide sel de’trove flile. J’ovus donn e jlusqu’assseoir 8 teur previnre me roiv hal abase de Rôkankour. Pzdde c’dlai, lplir teuparivé. Ccci é t’l nul tima tome.
eL réPrident dug’vernement réservoi’r de l’allarm’é dlibrasion :
Le lieutenant dégage la feuille du chariot et me la tend avec un sourire radieux.
– Ça va comme ça ? demande-t-il, du ton assuré d’un homme qui s’attend à des compliments.
Je parcours le message.
— Une merveille, lieutenant. Où avez-vous appris à taper à la machine ?
— J’ai travaillé dans une maison de commerce de Kikadissa à l’époque de la domination française.
— Vous étiez chargé du courrier ?
— Non : de l’emballage des ananas, mais quand le patron avait le dos tourné, j’apprenais à taper sur la machine du bureau.
— Il devait beaucoup vous surveiller, soupiré-je. Bon, le temps de mettre quelques virgules là-dedans, histoire de faire plus gai, et vous porterez ce message au palais de la présidence, lieutenant.
L’officier devient couleur de cendres.
— Moi ! Au palais…
— Vous ne connaissez pas le chemin ?
— Si, mais… Je… Le président ! Il me fera fusiller ! Il est terrible. Et il doit, en plus, être fou furieux. Et puis une lettre pareille… Je serai empalé, c’est certain !
— Comme ça tu te plaindras pas qu’il t’aura pas fait asseoir, coupe Béru. Cesse d’insubordiner, Mec, sinon on te flingue ici, pour l’exemple ! Gros-Chibre ! crie-t-il à la cantonade et la bouche pleine.
Le colonel apparaît, époustouflant dans un uniforme blanc de portier d’hôtel, tout doré de galons et cliquetant de décorations (comme l’écriraient les célèbres écrivaines du jury fémina-pratique).
— Mince, t’es beau comme une pissotière repeinte, mon colon ! s’écrie Béru. Tu pourrais pas m’avoir un truc dans ce genre pour quand t’est-ce que je repasserai la revue aux troupes ? De préférence dans les tons rouge, ça ira mieux avec mon incarnation de peau.
— Je vais m’en occuper, promet Nhé. Vous m’avez demandé, monsieur le président ?
— Mouais, c’est rapport au lieutenant, là, qui refuse de se soumettre aux prérogatives. Si t’as deux minutes, tu veux bien me le faire fusiller, je t’prie ? Moi j’ai pas le temps, vu que je casse la graine et que j’aime pas commander un peloton d’exécution la bouche pleine.
Nhé s’étrangle.
— Fusiller le lieutenant Tumlaskou ! s’effare-t-il.
— Et alors ?
— Mais, c’est pas possible ! Vous ne pouvez pas me faire ça…
— Pourquoi, c’est ton frère ?
Il hésite, puis, baissant les yeux, avoue :
— Non, c’est ma femme !
Bérurier cesse un temps de mastiquer, puis il part d’un rire postillonneur qui constelle les murs blanchis à la chaux de l’état-major.
— Mince, j”m’ rappelais plus que tu vadrouillais de la rondelle, Gars ! Même que c’est de là que te venait ton surblaze.
Il me prend à témoin.
— Il calçait tout un chacun, ce grand chien panzé. Fallait se coller le dos au mur quand on le rencontrait dans un couloir, si on voudrait pas se laisser poinçonner le ticket d’or. L’embourbait jusqu’à not’ médecin-major qu’avait les mœurs équinoxes. Sacré Gros-Chibre, va ! Ainsi t’étais en ménage av’c ton lieutenant avant not’ arrivée, toi, simple caporal !
— Tumlaskou n’est lieutenant que de cette nuit, monsieur le président, avoue le colonel Nhé. Je l’ai promu voici une heure environ, en remplacement du lieutenant Kikivala qu’on a passé par les armes. C’est un garçon intelligent, plein de capacités. Je m’étonne qu’il vous ait désobéi. En tout cas, si cela est, je le corrigerai personnellement d’une bonne fessée !
Et le colon fait son œil tout blanc en disant cela.
— De quoi s’agit-il ? insiste l’ancien tirailleur en se tournant vers moi.
— Votre petite madame refuse de porter un message au colonel Kelkonoyala, dis-je.
— Sous prétesque qu’il le ferait empaler, renchérit Béru, ça devrait au contraire le stimuler, l’idée d’une régalade pareille !
Nhé se met à trembler.
— Vous l’envoyez à la mort, dit-il. On voit que vous ne connaissez pas Kelkonoyala ! Il fait écorcher vif les soldats de sa garde personnelle lorsqu’il manque un bouton à leur vareuse.
— Alors ajoute un prospectum à la lettre, San-A., décide Alexandre-Benoît. Dis-y à c’t enviandé que s’il me bute ma fourgonnette, on y crèvera les yeux.
— Quelle fourgonnette, gros ?
— Je voulais dire mon estafette.
Cet apaisement ne suffit pas au colonel.
— Il le tuera avant de lire, assure-t-il, j’imagine déjà la scène : « D’où viens-tu ? De la base insurgée de Rôkankour ? Boum ! » Un coup de pistolet dans le cœur ! Tel est Kelkonoyala !
— Bon, si tu chocottes pour ta chérie, envoie quéqu’un d’autre ! tranche Bérurier, irrité. Mais grouille ! Faut que ce connard aye not’ mot avant qu’il ait eu le temps de rapatrouiller les troupes cantonnées aux frontières.
— Personne n’acceptera ! assure Nhé. Et si j’oblige, le messager fera la forêt buissonnière après avoir jeté la lettre.
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Pour ceux d’entre mes lecteurs qui ne seraient pas portés sur les cryptogrammes, je transcris en clair :