Un louftingue de la pire espèce. Accident de la nature ! Animal féroce ! À plaindre et à détruire ! Pas soignable ! Perdu ! J’en chialerais de misère ! Je le sens tellement fort au cœur de sa lugubre vérité ! Tellement certain d’avoir raison !
On aborde les faubourgs miséreux. Des huttes, des cabanes, des cahutes… Planches et fer-blanc rouillé. Ça sent la fumée humide, la charogne, la chaleur en putréfaction. Des gosses nus, aux nombrils horriblement proéminents ! Des vieillards décharnés ! Des femmes prostrées, aux rires jaunes, dont les seins vides et les ventres pleins de progéniture se confondent.
Salut l’Afrique ! La sublime Afrique miséreuse…
Des chiens faméliques errent comme des fauves tourmentés. Des adolescents joyeux de leur jeunesse gambadent en nous voyant passer ! Ils courent un instant derrière l’échappement bleu de la jeep, comme des clébards de campagne derrière la carriole de l’épicier ambulant. Par-dessus tout ça le soleil ! Un soleil énorme ! Déchiré ! Qui lâche un flot torride ! Et puis des mouches, des mouches et encore des mouches ! De pauvres étals de marchands sous un carré d’ombre bouillante. Des lambeaux de viande couverts de mouches ! Des amoncellements de fruits, noirs de mouches… D’autres cabanes ! Un début de ville. Place du Marché où chatoient des couleurs brutales… Des essaims de mouches tournoient comme pour essayer de composer je ne sais quel motif pour feu d’artifice. Des animaux étiques ! Un dromadaire rêveur, gris jaunâtre, cagneux, abasourdi par son destin… Des ânes résignés dont les oreilles tricotent l’air immobile… Ah ! belle Afrique ! Afrique purulente ! Afrique à cinquante degrés ! Afrique où farandolent les rires et la faim. Afrique qui suinte et crie ! Afrique rongée et guérie par son soleil…
Des immeubles, des vrais en ciment ! Pas très hauts deux, trois étages ! Des magasins ! Des rues avec trottoirs. Ça paraît se civiliser, donc ça perd son caractère. Les villes d’Afrique sont mornes, ratées ! De briques et de broc ! Mal venues ! Ni chair ni poisson !
On traverse le cœur de Kikadissa. Quelques édifices qu’on devine publics au drapeau accroché à leur façade se succèdent. Ensuite vient un semblant de parc dont la flore se compose de plantes épineuses et de palmiers rigides. Au cœur du parc s’élève une construction moderne, laide et blanche, presque carrée, entourée de chevaux de frise (la monture préférée des coiffeurs). Des guerriers en tenue de campagne léopard, coiffés de casques et armés de grosses pétoires cernent la construction. On a transformé le toit en jardin d’agrément, avec piscine, patio, plantes tropicales, volières jacassantes, balancelles bleues, bar de bambou, etc.[64] De toute évidence, Kelkonoyala est un mec précautionneux, qui a mis le pacsif pour éviter les risques d’attentat et qui doit vivre sur le toit de sa résidence d’où il jouit d’un plus beau panorama et d’une plus grande sécurité.
L’auto s’arrête devant le perron après que des mercenaires ont écarté les barbelés pour nous laisser le passage.
Marie-Marie est toute congestionnée par le vent de la course. Elle a morflé un sévère coup de soleil qui la fait ressembler à une petite Indienne.
— Descends ! m’enjoint Jo-la-gâchette-d’or, sans enlever tes mains de derrière la tête.
— Détachez la môme et cessez de la tourmenter, plaidé-je encore, sans espoir, mais parce qu’il m’est impossible de ne pas le faire.
— T’occupe pas d’elle ! Arrive !
Je le précède. Il me dirige du canon de son arme au creux de mes reins. On gravit un bref perron. Une grande entrée, fraîche, où zonzonnent des appareils à air conditionné. C’est bourré de mercenaires. M’est avis que le président actuel aime sa santé. Avant de l’approcher, il faut franchir de redoutables barrages.
Nous traversons cette salle de garde pour aller prendre un escalier aux marches garnies de raphia. Je me dis que nous approchons du saint des saints et que je dois m’attendre à être fouillé avant qu’on m’introduise auprès de son Excellence, le colonel Kelkonoyala. Cette perspective ne m’enchante pas, biscotte les quelques petits gadgets trouvés dans l’avion et que je trimbale dans mes vagues. M’ennuierait fortement de devoir m’en séparer.
Faut absolument que je sauve l’un d’eux, car il risque de m’être très utile dans un futur pas si lointain. Alors ? Ben ça vient ou zut, mon biquet ? Tu as pourtant plus d’un tour de con dans ton havresac ordinairement ! Qu’est-ce qui se passe, today ? La chaleur t’aurai-t-elle liquéfié le ciboulot, San-A. ? T’es en panne d’idées, trésor ? Ta pensarde fait du surplace ? Tes cellules sont en roue libre ! Branchées sur la poulie folle ?
Tout en escaladant les degrés je m’exhorte. Faut absolument que j’essaie quelque chose. Très vite ! Ça urge.
La vue d’une barre de fer forgé dévissée, à trois marches de là, m’illumine. Le tapis de raphia décrit un renflement. Je calcule bien mon numéro et, au moment où je pose le pied sur la bosse, je fais mine de trébucher et je m’effondre avec cette maestria qu’avait Jean Marais dans L’Aigle à deux Tronches pour mourir dans l’escalier de la reine Feuillère. Un valdingue qui se veut pataud, lourdingue !
Je m’écroule sur le côté en poussant un cri.
— Ouïe ! je geins ! Holala ! Ma tête ! Mon dos ! Mon bassin !
— Mes couilles ! tranche Jo-la-gâchette-d’or. Debout, espèce de branque, et remets tes sales pattes de flic sur ta nuque !
J’obéis.
Avec d’autant plus de satisfaction que je tiens dans le creux de ma main droite un petit zizi pas plus gros qu’un bouchon de champagne…
Champagne ! La comparaison me donne soif !
Ah ! être dans un bar climatisé et me laisser balayer la frite par les embruns du Mercier Impérial !
Jouer Mon frère Ivre au son d’un orchestre délicat.
Le rêve !
Il se réalisera plus tard. Si tout va bien !
Optimiste votre San-A., hein ? On ne dirait pas qu’il se pointe dans la tanière du grand méchant loup ! Comme je l’ai prévu, lorsque nous atteignons une antichambre où des guérillé-rosses jouent aux brèmes, on me passe à la fouille. C’est le complet vidage des poches. Je suis palpé de la cave au grenier. Ces bons messieurs les marchands de violence me dépouillent intégralement des menus objets en ma possession Après quoi, Jo-la-gâchette-d’or me quitte un instant pour — je présume — aller m’annoncer au dictateur kuwien. Très peu de temps s’écoule avant qu’il ne revienne.
— Amène-toi, poulet ! me dit-il. Le président te fait l’honneur de te recevoir.
« Enfin, me dis-je, on va pouvoir progresser. » J’affûte mes arguments par la pensée. Je rassemble mes atouts et bande ma volonté. À toi de jouer, Santonio, comme dit la tendre Marie-Marie.
Il a le goût du faste, Kelkonoyala.
Son sens de la grandeur n’a d’égal que son sens de la prudence.
Il occupe un gigantesque bureau dont seules les dimensions sont audacieuses. Nonobstant sa superficie, il serait plutôt discret, voire élégant. Les murs sont entièrement blancs, et décorés de portraits en pied qui tous représentent Kelkonoyala dans les différents uniformes illustrant ses multiples fonctions. On le voit en président, œuf corse ; en généralissime ; en amiral de la flotte (le Kuwa possède une flottille de pirogues à la confluence du Grosso-Modo et du Parsi-Parla) ; en chef religieux (avec une reproduction de la tour de Pise en guise de tiare) ; en pénisman (c’est lui qui prétend avoir le plus gros) et en docteur honoris caudal.
Une grande bibliothèque en rondins d’acajou, un bureau ministre taillé dans le tronc du deniédukulte le plus grand de la forêt paroissiale ainsi que quelques fauteuils garnis de peaux de roustons[65], composent l’ameublement.