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Kelkonoyala est assis derrière sa table de travail. C’est un petit bonhomme maigrichon, vêtu d’un costume de velours blanc coupe Cardin et d’une chemise à col roulé noire. Il porte en sautoir un taste-vin accroché à un ruban de moire jaune sur lequel on peut lire ces mots : « Le vin Monrégal est sans égal. »

Quel individu inquiétant ! Il a des yeux de tarsier, ronds, fixes, proéminents, pareils à deux loupes rivées à ses orbites. Son visage est triangulaire. Son front est bombé, sommé de cheveux mal aplatis qui font penser à quelque emplâtre de bonne femme.

Lorsque j’entre, il est en train de boire une tasse de thé. Il souffle dessus sans cesser de me fixer. Il y a quelque chose d’implacable dans toute sa personne. Je ne sais quoi de fielleux, de cruel ! Ce zig doit se délecter dans le mal. Il jouit de la souffrance d’autrui.

Je m’avance vers son burlingue, les mains toujours croisées derrière la nuque. Je suis debout, je le surplombe. Il continue de me regarder calmement, sans parler, sans ciller. Ses yeux globuleux m’incommodent de plus en plus fort.

— Doit-il s’asseoir, président ? demande Jo-la-gâchette-d’or.

Kelkonoyala a un imperceptible battement de paupières.

— Tu peux t’asseoir ! me dit le chef en m’administrant une bourrade.

Je tombe assis dans un fauteuil à dossier droit. Fâcheuse position. Assis en face d’un type qui vous scrute jusqu’à l’os, avec les mains sur la nuque, c’est pas relaxant, croyez-moi. Vous seriez en train de déféquer au rez-de-chaussée des Galeries Lafayette une veille de Noël, vous vous sentiriez plus à votre aise.

— On se fait cuire une soupe de manioc où on joue au nivouininon ? finis-je par demander.

Jo-la-grosse-salope me file un coup de pied à la pointe du menton. J’en éternue mes pensées en cours. Une retombée d’étoiles rouges s’opère sous ma coiffe et ma vue passe à travers la vapeur d’une bassine à friture en activité.

— Toi, mon salaud, tu t’écrases et t’attends que le président t’adresse la parole ! déclare le barbouzard.

Alors Kelkonoyala se met à parler. Seigneur ! comme sa voix lui va bien. Comme un tel être ne pouvait pas émettre d’autres sonorités. C’est visqueux, syncopé. Ça ressemble à une bonbonne d’huile en train de s’écouler. Il glougloute. Il oléagine des muqueuses. Il est feutré des ficelles vocales, Kelkonoyala. Fêlé aussi, désaccordé.

— Au contraire, cap’taine Jo, laissez-le parler, puisqu’il a des choses à me dire.

Et il attend.

— D’abord, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, fais-je, je baisserai les bras, car je ne sais pas discuter dans cette position de dormeur à la verticale.

Et sans attendre leur consentement, j’allonge mes bras sur les accoudoirs. Est-il besoin de vous dire que j’ai toujours mon zinzinoche dans le creux of the hand ? Non, n’est-ce pas ? Car vous le connaissez sur toutes les coutures, votre San-A.

— Président, attaqué-je courageusement, la principale qualité d’un homme fort, et je crois savoir que vous en êtes un, c’est de reconnaître sa défaite.

Il a un vague sourire qui laisse miroiter ses dents de carnassier.

— Heureux de vous voir dans ces bonnes dispositions, déclare-t-il.

— Permettez, président, je ne parlais pas pour moi, mais pour vous ! Votre règne s’achève. C’est là une éventualité à laquelle vous avez dû, j’espère, vous préparer ?

Il boit une petite gorgée, semble trouver son breuvage encore trop brûlant et se remet à souffler dessus.

Puis, entre deux exhalaisons, il murmure :

— Quelle drôle d’idée !

Nouveau silence. Il a tout son temps. Il aime mettre des plages dans la conversation. La rendre languissante pour énerver son interlocuteur.

— Président, vous l’aurez sans doute appris, votre prédécesseur, le président Savakoussikoussa a mis sur pied une armée d’élite et une flotte aérienne colossale pour vous abattre. La nuit passée, déjà d’énormes parachutages ont eu lieu. Les hommes des corps francs ainsi largués sont terrés chez des sympathisants gagnés à leur cause. Au signal convenu ils déferleront sur la ville et s’en empareront en quelques minutes. L’armée est passée à notre cause. Vous n’avez plus que la ressource de négocier votre fuite. Sinon, président, vous risquez fort d’être mort ce soir !

Re-silence. Kelkonoyala achève de boire son thé. Il a un léger clappement de menteuse.

— Savez-vous l’effet que vous me faites, monsieur… heu… (Il coule un regard sur un papier où doit figurer mon blaze)… San-Antonio ?

Et comme je ne réponds pas :

— Pitié ! dit-il.

Oh, que je déteste ! Oh que ça me chiffonne ! Oh ! que mon orgueil est endolori !

— Mascarade ! déclare le président. Mascarade grotesque ! Savakoussikoussa n’est qu’un balourd, un crétin !

Il abaisse ses paupières sur ses boules de loto.

— D’ailleurs, ajoute-t-il, rien que la manière dont il s’est cassé la figure en sortant de l’avion vous le prouve !

Vous avez bien entendu, mes frères ?

Pour le coup, j’en ai les joyeuses qui font autant de plis qu’une fraise sous le menton de la reine Henri II. À ce qu’on dirait, il paraît savoir des tas de trucs, le tyran kuwien ! Et quand je dis « des tas », je pense « des monceaux ». Des Himalaya de trucs !

— Deux hommes et une petite fille, reprend mon vis-à-vis, c’est beaucoup pour me chasser du pouvoir, monsieur… heu, excusez-moi… (il regarde son papier à nouveau, ce qui finit par être très désobligeant)… San-Antonio !

— Vous plaisantez ! pouffé-je en émettant un rire tellement dégagé, que même dans un institut d’aveugles-sourds-muets il n’aurait pas l’air vrai. Je vous dis que le pays est truffé de parachutistes !

Cette fois, il ricane.

— Ah oui ? Savez-vous ce que j’en fais, de vos parachutistes, moi, monsieur… heu… San-Bernardo ?

Il prend une profonde inspiration.

— Je les respire ! dit-il. Puisque, même quand ils sont à l’état gazeux, ils ne sont pas nocifs !

Blouing ! Terminé ! Retirez l’échelle, les gars : je reste ici ! La catastrophe ! Le bout de l’horreur ! Cégusman sait tout ! Son petit doigt (ou son deuxième burlingue) l’a affranchi de notre combine. Cette monumentale équipée pour arriver à ça. Un membre de l’Institut en pisserait dans son bicorne !

La faillite ! La chute libre, vertigineuse ! Adieu, défilé de Roncevaux, plateau de Millevaches, évêque Cauchon, Couvée de Murville ! Me voici au foot of the wall. Sois courageux, noble Santonio ! Accepte cette épreuve, comme disait un photographe de tes amis.

Kelkonoyala n’abuse pas tellement de sa supériorité psychologique. Il reste calme, précis, sombrement déterminé. Que dire ? Que faire ? Que penser ! Garder ma foi en l’existence ? Ma foi oui !

Je sais de par le vaste monde des objets admirables qui me conservent le contact avec l’homme ! Après ses idées, ce sont ses objets qui font la grandeur de l’homme. Il n’est pas que poète ! Il est également manufacturier. Il invente, façonne, modèle, perfectionne, crée la grâce et la joie tactile. Il fait de la musique et la met en conserve ! Il transcende le monde et l’accroche à ses murs ! Il rend superbe la vitesse ! Il harmonise le quotidien. C’est beau, un pain, non ? Ça pourrait ressembler à autre chose ! N’être qu’une denrée alimentaire ! Mais non, l’homme l’a décidé esthétique !

— Vous songez à quoi, monsieur… heu… San-Pedro ?…

– À la mission de l’homme au milieu de l’entreprise humaine, président. Je crois comprendre que, bien que mortel, il est positif !