Il esquisse un hochement de tête étrange. Chaque salaud a son petit pot de réséda sur la fenêtre de sa saloperie. Pour Anabelle c’est son frère infirme. Pour Kelkonoyala, c’est sa fille.
— J’adore Kelmijoré, me dit-il. Je l’ai eue avec une femme qui a pris tout mon cœur ! Une Grecque…
Étrange déclaration de la part d’un féroce bonhomme.
Elle me trouble quelque peu, cependant je continue.
— Heureux de vous voir animé de ces grands sentiments, ils vous relient un peu à la race humaine. Nous allons donc pouvoir conclure un marché, président, puisque nous disposons l’un et l’autre d’une bonne monnaie d’échange.
Là-dessus, ma pensarde fait un peu de surplace, les gars. Le San-Antonio chéri, il est frappé par une réflexion vachement tardive. Il se dit : « Mais au juste, qu’attends-tu de ce gus ? Que t’a-t-il fait ? Pourquoi cherches-tu à le destituer ? Tu as suivi le bœuf ! Obéi aux directives de Mélodie ! Elle t’a proposé un partage des richesses et tu l’as accepté uniquement parce que tu n’avais rien de mieux à fiche. Ce faisant, tu n’obéissais à aucune directive supérieure. À aucun ordre précis. À aucun mouvement spontané. Kelkonoyala, tout comme ton foie, c’était « connais pas », il y a seulement quelques jours ! Un vague nom de l’actualité. Il ne t’a jamais cherché de patins avant que tu ne te mêles de le détrôner au profit d’un connard manœuvré par Anabelle. En somme tu as foncé bêtement, dans le flou, comme ça… « Comprenez-vous, mes petites tendresses frissonnantes, c’est cela un roman d’aventures. Une espèce de fantasia échevelée ! Un rodéo brillant exécuté pour le plaisir, sans objet précis.
Cette méditation me rend tout glandu. « Servez-moi un coup de blanc, que je me refasse un palais », comme disait Louis XIV.
— Quel marché ?
Kelkonoyala prend un cigare dans son tiroir et lui sectionne les extrémités au moyen d’un couteau de chasse long comme ça (non : un peu moins).
Alors, le commissaire San-A. qui en a plein ses bottes et sa giberne du Kuwa, s’entend dire d’une voix piteuse, d’une voix péteuse :
— Rendez-nous notre liberté à tous, permettez-nous de quitter votre fichu patelin en échange de votre fille. Correct ?
Ça me fait tout foireux dans les tympans, des paroles pareilles.
« San-A., mon grand, me dis-je, pour un dur dans la force de l’âge, tu te comportes en garçon de recette traqué par des voyous. Ce marché ressemble à une supplique ! Tu chiques les courtisans dont l’échine fait un « 8 ». Honte à toi ! On peut être honnête, mais avec panache ! Si la probité morale doit devenir une bassesse, il vaut mieux fringuer dans l’injustice ! »
Kelkonoyala allume son cigare. Qu’est-ce qu’ils ont à carboniser des havanes de chez Davidoff dans ce puissant récit ? Dites, c’t un tic d’auteur, selon vous ? On glisse dans la marotte ?
— Venez avec moi, monsieur… heu… San-Machin ! dit-il en se dressant.
Sa décision brusque me prend de court.
Je le suis ; la mitraillette de Jo-la-gâchette-d’or pointe entre mes confortables omoplates.
C’est bien conçu, cette résidence providentielle ; pardon : présidentielle. Si je vous disais que, dans la pièce contiguë au bureau, y a un ascenseur capitonné, vous me croiriez ?
Oui ? Bon : croyez-moi et prêtez-moi mille balles ! On s’engage dans cette cabine aux parois tendues de velours frappé dans les tons bleu ciel (mon mari !).
Le temps de fermer la lourde, de la rouvrir et t’es arrivé à destination.
En l’occurrence, il s’agit de la terrasse-jardin suspendu.
Ah ! mes amies, je voudrais que vous fussiez à mes, côtés ! Un enchantement ! Une joie des yeux, de l’oreille et du pif ! Car on l’a également conçue pour une ouïe et pour un noze, cette terrasse. Des parterres (en l’air c’est rare) de plantes odoriférantes. Des massifs (puisque taillés in the masse) de fleurs introuvables chez votre Interflora du coin. Il y a là des nazibules pétafinés, des clostrichpatzes bordurés, des carolus gaulmuches à pétales en croix de Lorraine, des courgum bactéris, des troufignus abonéhalargus simples, des toutazimuts bissextiles, des odalisques navrées, des clitoritus tatillus, des chagates délicatium dans leur mousse, des povgus-sansanus, des roses Madame Veuve Président Edouard Herriot, et des géraniums ovipares. C’est vous dire !
Une immense piscine carrelée en pâte de verre de Murano miroite dans l’ombre clairsemée et odorante d’une pergola. La volière que j’ai aperçue d’en bas, et dont l’intérieur reconstitue la forêt de Fontainebleau, est garnie de barreaux et d’oiseaux, comme toutes les volières, certes ; seulement les barreaux sont en or, et les zoziaux en plumes rares puisqu’il s’agit d’oiseaux de paradis. Et ça gazouille, ça, madame ! Ça fait des cui-cui, des cru-cru ! Ça fait péter des « bordel de merde » (car il y a des perroquets dans le lot), ça rossignole, ça bengalise, ça pond, ça couve, ça éclot (Vougeot), ça volette, ça plane, ça bâfre, ça défèque et ça cacophone pire qu’un congrès politique un jour d’exclusion.
Kelkonoyala marche droit à une balancelle installée entre la piscine et une source artificielle, près d’un buisson d’hékreviçalanage.
Il s’arrête devant le siège auquel un petit Noir habillé en prince mage imprime un moelleux mouvement de va-et-vient. Le président enlève son cigare de sa bouche, comme on arrache le robinet d’un tonneau vide.
— Approchez, approchez ! me dit-il.
J’ai déjà pigé en découvrant une fabuleuse paire de jambes couleur de brugnons très mûrs, un bras merveilleusement fuselé…
Kelmijoré, la fille de Son Excellence est là, dans un maillot de bain deux-pièces, vert émeraude, qui se prélasse en écoutant glouglouter la source cristalline.
Elle a récupéré depuis qu’on lui a infligé la croisière en malle ! Pétante de santé ! Éclatante de beauté ! Une peau, je vous l’ai dit mais je gode à le répéter, presque ocre comme la terre de son pays… Ah ! la merveille !
Ah ! l’inoubliable vision ! Ah ! l’enchantement des sens ! Ah ! Ah ! Ah !…[66]
Mais : « ah » comme il a l’air glandu, le San-A. ! « Ah ! » comme il l’a dans l’œuf, ce connard ! « Ah ! » comme il est bon à jeter aux chichemanes !
— Il paraît que vous avez déjà vu ma fille, monsieur… heu… San-Chose…
— Par un petit trou, dis-je. Je n’avais pas mes aises et ne pouvais apprécier la qualité du spectacle à sa juste mesure. Tous mes compliments, président, décidément la déesse grecque dont vous me parliez tout à l’heure devait être splendide pour faire à un type aussi moche une enfant aussi belle !
Kelmijoré éclate de rire.
— Il est amusant, ce type, qui est-ce ? demande-t-elle à son père.
Il n’a pas le temps de lui répondre.
La voix de quelqu’un que je n’avais pas encore aperçu retentit, depuis un rocking-chair que me dissimulait un parasol. Une voix claironnante et soyeuse à la fois. Une voix ironique et pétillante.
— Vous ne le reconnaissez pas, ma chère enfant ? C’est ce foutu flic qui est venu se jeter tête baissée dans notre histoire et dont vous admiriez si fort la photographie dans le journal d’hier…
Dites donc, cette voix, il me semble bien la reconnaître.
Elle me rappelle quelque chose.
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Vous pouvez ajouter des « ah » à volonté, selon l’intensité de votre pâmoison, j’suis pas contre les interjections.