— Et vous dites que votre papa a disparu ?
— De façon très inquiétante, balbutie Carole, en lissant les poils d’Uku. Mère et moi, nous sommes persuadées qu’il a été enlevé par les polices parallèles !
— Ah ! oui ?
— C’est la politique qui a perdu père ; il n’y a plus de place pour un chevalier Bayard à notre époque.
— Ça s’est opéré comment, cette disparition ?
— Un matin, il est sorti de sa maison pour aller acheter des livres à la librairie française de Rio. Et il n’est pas rentré. Je suis très pessimiste.
Franchement, ça n’a pas trop l’air de l’émouvoir, le supposé kidnapping de son dabe. Cette môme, ma parole, elle bivouaquerait sur la tombe de ses parents pour peu qu’elle soit à l’ombre et qu’on y jouisse d’un beau panorama. Moi, on me sucrerait Félicie, je voudrais un peu griffer les murs ! Quelle drôle de family, ces Vosgien. Je pige très bien leur point de rupture. Lui, un exalté, un chevalier partant en guerre contre les moulins à vent. Sa bobonne qui se rabat sur les masseurs musclés. Et entre eux, leur gamine qui apprend l’indifférence, qui devient bêcheuse.
— Comment vivait-il à Rio ?
— Dans une maison de location avec sa vieille secrétaire et son lieutenant.
— Vous êtes allée le voir depuis son exil ?
— Jamais !
— Votre mère non plus ?
— Non plus. Dites, le Brésil, ça n’est pas la porte à côté.
Et pourtant, ses féaux l’ont suivi, le leader politique !
— Que disent ses familiers ?
— Ils se rongent les sangs et nous ont demandé de venir afin qu’un membre de la famille soit là pour réclamer une enquête officielle et agiter un peu les pieds dans le plat de la police brésilienne.
Alors, Carole est partie avec son cador de sofa, ses bottes de sept lieux et son accent anglais intermittent.
— On va peut-être se voir à Rio ? suggère-t-elle. Ça ne serait pas un bon sujet d’enquête, pour vous, la disparition de père ?
Eh ! dites, les gars, ça continue de pas mal grimper, mes actions, on dirait. V’là mam’zelle Auteuil-Passy qui me propose à brûle-pourpoint ce que je m’apprêtais à lui demander en catimini. Y a même plus besoin de parler pour être servi. Ah ! ils font bien les choses, sur Air France !
Je réprime ma satisfaction.
— Faut voir, fais-je en ayant l’air plus poli qu’intéressé.
Elle fronce les sourcils.
— Ça n’est pas une vedette, père, à l’étranger ?
Je me compose un sourire que je voudrais pouvoir admirer dans une glace tant je le sens mesuré ; à la fois indulgent, apitoyé, ironique, attendri et paternel.
— Écoutez, mon petit cœur, ça dépend de ce que vous appelez l’étranger. Je ne dis pas qu’à Monaco, et peut-être même dans le Genevois, on ne sache pas qui est Martial Vosgien, mais vous savez, le général de Gaulle excepté, la politique française ne passionne personne.
— Oh ! tout de même ! se rebiffe Carole qui n’apprécie chez son père que sa célébrité, mais qui y tient.
— Je vais vous donner un exemple, insisté-je, connaissez-vous le nom du président de la République brésilienne ? Non ! Moi non plus. Pourtant, le Brésil est quinze fois plus grand que la France, deux fois plus peuplé et nous sommes, vous et moi, des gens plutôt civilisés. Alors, pourquoi voudriez-vous que soit connu dans d’autres pays le nom d’un politicien français sous prétexte qu’il est l’ennemi juré du régime ? Cela dit, m’empressé-je d’enchaîner en voyant la fumée lui sortir des naseaux, je pense que, bien montée, et en soulignant son côté mystérieux, l’affaire est peut-être susceptible d’intéresser la Deconning Rewriting Corporation…
Son regard qui charbonnait retombe en cendres.
— Vous croyez ?
— J’espère. Où descendez-vous, à Rio ?
— Chez père, puisqu’il a une maison et du personnel, et vous ?
— Ben voyons : au Copacabana Palace ! dédaigné-je. Nous atterrissons à 15 heures, heure locale, voulez-vous que nous dînions ensemble ?
— Oh ! chouette ! fait-elle spontanément, moi qui me demandais comment passer la soirée ! Parce que je dois vous dire que la secrétaire de père n’est-pas une marrante.
— Voulez-vous que je passe vous ramasser sur le coup de 8 heures ?
— Banco ! dit-elle d’un ton dégagé.
— Alors, donnez-moi votre adresse.
Bien que possédant déjà celle du leader politique, je la renote, ainsi que son tubophone. Comme ça, on ne pourra pas dire que je manque d’adresse ! J’achève de griffonner lorsque la blonde hôtesse vient nous annoncer que la séance de cinéma va commencer. J’ai envie de lui répondre que pour moi, elle a déjà démarré, mais je me contente de lui dédier mon sourire enjôleur façon grande-croisière, et je vais rejoindre Félicie.
M’man sourcille un brin en me voyant surgir sur les talons de cette pin-up. Elle se dit que son Antoine perd pas de temps et je sens qu’elle en éprouve une secrète fierté maternelle. Les mères aiment bien voir caracoler leurs rejetons sur les sentiers parfumés de la petite vertu. De ce côté-là, je dois convenir que je ne l’ai jamais déçue, Félicie. Elle ne l’a jamais trouvé feignant à l’ouvrage, son grand fiston.
— Tu as fait des connaissances ? murmure-t-elle, mine de rien, pendant que le steward déroule l’écran au bout de la travée.
J’ai raconté déjà l’objet de mon voyage à ma vieille. J’avais besoin de son approbation et je l’ai obtenue. Elle a trouvé que j’avais bien agi, m’man, en refusant de rechercher Vosgien pour le compte de quelqu’un, mais en opérant au titre d’assistance à personne en danger.
— Devine qui est cette fille, m’man, lui roucoulé-je à tympan portant.
— Une vedette de cinématographe ? suppose-t-elle.
— T’as perdu ! C’est la fille de Martial Vosgien !
Elle en est abasourdie, la chérie.
— Ça, alors, pour une coïncidence !… dit-elle en regardant Carole entre nos dossiers de siège.
— C’est une foutue pimbêche qui me paraît avoir autant de cœur que le train d’atterrissage de cet avion. Je lui ai dit que j’étais un grand journaliste, et elle m’a demandé illico d’écrire des papiers sur son vieux, c’est-à-dire, en fait, sur elle. Elle se voit à la « une » des grands magazines, dans des postures canailles, avec son horrible chien.
Je me tais car le film commence. Ça raconte une belle histoire d’amour, avec beaucoup de larmes et de poils autour. Y a deux hommes qui aiment la même femme. Ils sont jaloux, l’amant finit par tuer le mari, mais la femme le fait arrêter, car elle en aimait un troisième en secret, et c’est elle qui a tout combiné pour se débarrasser de ces deux ballots.
Si vous saviez comme c’est beau, poignant et en couleurs naturelles ! Quand on visionne un truc pareil, on se rend nettement compte que les femmes sont des garces. Qu’elles nous manœuvrent, pauvres pommes que noue sommes !
Ce que le murmure soyeux des réacteurs n’avait pas pu faire, le film le réussit admirablement ; je m’endors à la quatrième bobine.
Le temps de cristofcolomber en criant « Terre ! Terre ! ». Le temps de se dire que tout là-bas, cette belle eau verte à moustache blanche, émaillée d’un archipel de pains de sucre est fatalement le Pain de Sucre, nous nous posons.