— Ouvre, nom de Dieu de merde ! clame le Mastar, affolé par l’afflux de population. Mais qu’est-ce qu’elle fabrique, cette carne ?
Il martèle la porte du poing et du pied. Lui donne des coups de fesses. Aboie dans la serrure dont la poignée lui est restée dans la main, maigre trophée qui ne saurait ternir l’éclat des siens.
— Tu vas ouvrir, dis, vache humaine ?
Il est violet à force de rage, de confusion, d’essoufflement. Mais la porte, malgré ses exhortations et ses imprécations, reste fermée.
Il lui part de la sueur de toute la périphérie. Ses multiples cicatrices bourrelètent.
— Si c’est une farce, tu vas piger ta douleur, eh, morue ! Je suis t’à poil, bon Dieu, et y a tout le populo qui radine.
À la fin, renonçant au verbe et jugeant ses gestes trop timorés, Béru prend un maximum de recul. L’épaule droite boutée, la hanche en bélier, il charge la porte et, dans un hurlement de kamikaze, la percute et la disloque.
Un frisson parcourt la foule. Ce qui suit est hors champ. Seule, notre ouïe nous renseigne sur la suite de l’impact et sur ses probables conséquences.
Le panneau de bois s’est collé à la cloison et Bérurier a continué sa trajectoire, à peine freiné par la résistance de la serrure.
On perçoit un bruit de brie de vaisselle, un éclatement de bois, une pulvérisation de vitres, des hurlements de femme. Je me précipite et point-d’interrogationne à tout berzingue. Une enfilade de portes ouvertes, avec, tout au fond, une porte-fenêtre démantelée et puis un balcon à la balustrade duquel est penchée une dame en culotte noire ; voilà ce que je découvre. C’est la dame qui glapit. Je me précipite. Dans la chambre, une table roulante naguère chargée de victuailles est agenouillée comme un dromadaire en train de se faire bâter. Des plats vides, des flaques de sauce, des arêtes de poisson, des os de mouton, des épluchures de fruits décorent maintenant la moquette tabac.
J’enjambe ces reliefs, je débouche sur le balcon. La dame, verte d’émotion, les seins opulents en bataille, me désigne le gouffre. Elle pleure, elle suffoque. Le cœur fané, j’approche de la balustrade, m’attendant au pire. Il est clair qu’emporté par sa furia, Béru a traversé l’antichambre, la chambre et le balcon et qu’il a culbuté dans le vide. Mentalement, j’essais de me rappeler à quel étage noue nous trouvons. Qu’importe ! Un seul suffit à tuer un homme qui choit sur la tête, cette tête fut-elle bérurienne.
Ma Grosse Patate doit gésir sur le macadam, désarticulée, éclatée, affreux conglomérat de viande et de boustifaille. Je m’oblige à ne pas fermer les yeux, à subir l’atroce réalité. Et que vois-je ? O grâce du ciel ! O clémence suprême ! Mon Béru, de plus en plus nu (il a perdu une chaussette), agrippé à l’énorme hampe d’un des drapeaux indiquant la nationalité des clients du Copacabana Palace ! Et ce drapeau est allemand… Vous m’entendez ? Allemand ! Merci à la vaillante voisine, ex-ennemie, de prêter cette espèce de bras secourable à ce plus-lourd-que-l’air ! Il gigote comme un gros thon harponné, Béru. La hampe s’arque, fait ressort, imprimant des secousses de plus en plus inquiétantes.
En bas, la foule se coagule. Les gens de la plage quittent le sable pour visionner de plus près le spectacle. Des visages s’encadrent sur les fenêtres du palace. Une vieille Anglaise a déjà branché ses jumelle. Un cerf-volant dirigé par une brise friponne, vient chatouiller le gros.
— Tiens bon la hampe ! lui crié-je.
Mon organe lui fait lever les yeux. Il m’aperçoit et, de stupeur, manque lâcher prise.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? me lance-t-il.
C’est tout Béru, ça, vous ne trouvez pas ? Tout nu (et être nu, vu par-dessus, c’est en somme l’être deux fois) ; tout nu, dis-je, cramponné à un drapeau dans Copacabana, sous des centaines de regards, il trouve le moyen d’engager la converse, Sac-à-Plâtre ! Bientôt, il va me demander des nouvelles de maman et qui a gagné France-Ecosse…
Fort heureusement, les pompiers radinent en moins de cinq minutes. Ils braquent leur grande échelle et le Gros peut être délivré de sa situation précaire. Lorsqu’il a prie pied sur les échelons, il arrache l’étoffe du drapeau, d’un geste sec et s’en confectionne un pagne, puis, avec la noblesse d’une Cécile Sorel, le Monumental descend les degrés de l’échelle.
À peine a-t-il mis le pied sur la valeureuse terre ferme, qu’un gros type à monocle cerclé d’or se précipite sur lui et le gifle à toute volée. Il vocifère mochement, l’offenseur. Il se présente : Otto Heckol, attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Rio ; ex-colonel de panzers. Il ne tolère pas qu’un olibrius prenne le drapeau allemand pour s’en faire un slip. Et ce, devant la population de Rio de Janeiro rassemblée, sous le crépitement des caméras qui pour être touristiques n’en sont pas moins indiscrètes.
La mornifle ranime Bibendum. Il se dégage des mains pompières qui le soutiennent, chope herr Otto Heckol par son nœud papillon et lui place un coup de boule dans la margoulette. V’là que les dominos de sa clapoire postiche déjantent, à l’attaché. Ils jonchent le trottoir comme de menues dragées. Il lui en branlote dans la bouche. Il en avale. Il s’étouffe, il crache, il tousse, il apoplexique. On lui tape dans le dos, on lui fait boire de la bière munichoise pour le réconforter, on lui dévisse le monocle afin qu’il ait ses aises, on lui dégrafe sa chemise, on lui déboutonne la partie supérieure de sa braguette. Du coup, son ballon de rugby devient ballon de football.
Toujours drapé dans l’étendard d’Outre-Rhin, Béru pénètre dans l’hôtel.
C’est alors seulement que je me tourne vers la dame qui occupe l’appartement. Il s’agit d’une robuste luronne d’une trentaine d’années, brune, copieuse, à l’air pas farouche. Elle me regarde en se massant les seins dont les enjoliveurs pointent agressivement dans ma direction. Soulagée, elle me sourit.
— Vous êtes français ? dit-elle.
— Au point que le dictionnaire Larousse a l’air d’un annuaire chinois à côté de moi, mon petit, rétorqué-je. Ainsi, vous êtes l’amie de Béru ?
— Vous le connaissez donc ?
— Comme si je l’avais loupé, réponds-je (car entre nous, on n’a pas fait Béru, on l’a loupé !).
— J’y suis ! Vous êtes le commissaire San-Antonio ! Alexandre m’a tellement parlé de vous !
Sur la réplique, l’incriminé débarque, escorté par le personnel de l’hôtel. Il congédie son monde d’un geste de monarque et, tant bien que mal, remet la porte démantelée dans la position qu’on a prévue pour elle quand on la souhaite fermée.
— Tu m’as pas répondu, fulmine-t-il, qu’est-ce que tu fous ici ?
— On m’avait annoncé qu’à l’occasion du carnaval tu allais te produire dans un numéro de haute voltige unique au monde, Gros ; j’ai pas voulu rater ça !
La nana de l’Énorme éclate d’un rire que Sa Majesté interrompt d’une mandale.
— Sale brute ! gémit la fille.