Puis, me prenant à témoin :
— Oh ! dis, ils redeviennent drôlement teigneux, les cousins germains ! Ils voudraient se repayer une rouste que ça m’étonnerait pas.
Il laisse s’éponger et s’épousseter les deux culbuteurs, puis, magnanime, il demande :
— Bon, déballez d’abord vos excuses et ensuite je commanderai un petit gorgeon pour vous remettre de vos émotions. Ici, le rouquin s’élève pas vers les sublimes, mais il a tout de même plus le gout de vin que de pisse d’âne. Alors, nous disions ?
Le vieux se casse en deux :
— Von Hograff ! se présente-t-il.
Son jeune compagnon fait un pas en avant et claque des talons :
— Jess Hommeil ! dit-il de la même voix rauque et rogue.
Le vioque reprend la parole.
— Nous sommes les amis du colonel Otto Heckol. Se jugeant gravement offensé par vous, monsieur Bérurîre, le colonel vous demande réparation et nous a chargée d’être ses témoins.
Le Gros qui a omis de boutonner sa braguette se tisonne la broussaille, sourcils froncés, ce qui, vous ne l’ignorez pas, est chez cet être d’élite, l’indice d’une puissante méditation.
— Réparation pour son râtelier démoli, je suppose ? finit-il par demander.
— Ja wohl, fait l’Allemand avec d’autant plus de force qu’il le dit en allemand.
— Écoutez, murmure l’Appliqué. Si j’y ai filé un coup de boule dans la pipe, à votre monoculé de fraie, c’est biscotte il m’avait giflé, non ?
— N’importe quel Allemand digne de ce nom aurait agi de même, herr Bérurîre, en voyant ce que vous faisiez de son drapeau !
Ce disant, il se baisse, ramasse le pavillon jeté en boule sur la descente de lit et le plaque sur son cœur en un geste outragé qui ferait très bien sur une assiette ancienne à la gloire de la Prusse.
Cette déclaration asticote le Dodu.
— Écoutez, pépère, articule mon ami en mettant de l’huile de vidange entre chaque syllabe, votre drapeau, vaut mieux s’en faire un slip qu’un mouchoir, comme ça on n’est pas obligé de le respirer. Mais île-nain-porte ! J’excuse la réaction de votre pote et je suis prêt à lui accorder les réparations qu’il réclame pour son casse-noix. Il a qu’à le porter au dentiste et m’envoyer la facture, je peux pas vous dire mieux !
— Was ? coasse le Jess Hommeil à son compagnon.
Ces messieurs serrent les poings et relèvent le menton.
— Si c’est un malentendu, vous êtes un imbécile, herr Bérurîre, jette le plus âgé. Et si c’est une impertinence, vous m’en rendrez compte !
— Mais, nom de fichtre ! qu’est-ce qu’il débloque, ce vieux chnock ! Y se prend pour le grand chandelier du Rèche, ou quoi ? m’interroge Bérurier, à bout de comprenette.
— Tu n’y es pas, Béru. En fait, ce colonel Heckol te provoque en duel et il t’envoie ses témoins !
Sa Graisseur se cure les chicots par auto-succion, puis un large sourire fend sa bouille comme un coup de hache fend une citrouille.
— Un duel ! rêvasse-t-il. Ce serait-ce possible ? Comme dans les Trois Moustiquaires ! Un duel, moi !
Il s’excite, se pourlèche, jubile, transite[11], s’échauffe, s’humecte.
— En somme, ça consisterait en quoi ? demande-t-il.
— Le colonel vous laisse le chois des armes, fait d’un ton écœuré le vioque. Il propose la plage de Castagnetta comme lieu de la rencontre, et suggère qu’elle se déroule à 6 heures, demain matin.
Sa Majesté se renfrogne.
— Six plombes, il charibote, votre copain. Je suis t’ici en compagnie galante d’une personne que voilà, déclare-t-il en désignant Fernande, et dont à laquelle j’ai l’habitude de rendre des hommages tardifs, tante et scie bien qu’à six plombes, pour peu que j’aie pas ma dose de caoua, car ici ils sont lambins, je l’ai déjà remarqué, je risque fort de m’annoncer avec des yeux en portefeuille et des genoux qui feront bravo.
— Alors 7 heures ! consent von Hograff, quelle arme choisissez-vous ?
Il me semble, mes amis, que l’instant est venu pour moi d’intervenir.
— Voyons, messieurs, dis-je. Ne trouvez-vous pas que ces méthodes sont périmées et que, surtout, le jeu n’en vaut pas la chandelle ?
— De quoi me mêle-je ! proteste Béru, puisant ainsi dans Feydeau les répliques chargées de maintenir sa dignité d’homme.
Mais je lui impose silence.
— Considérez que M. Bérurier, victime d’un accident, a dû se cramponner à ce qui lui tombait sous la main, en l’occurrence, ç’a été la hampe de votre glorieux drapeau…
— T’en rajoutes, bougonne le Mastar.
— La ferme ! mec, t’es pas ici pour jouer à d’Artagnan, non ?
Il se contient, mais très à regret, et je poursuis :
— Considérez également que M. Bérurier, étant nu, se devait de soustraire son intimité aux regards de la populace. S’il s’est servi de votre drapeau, c’est parce qu’il n’avait pas autre chose à se mettre sous la main.
— Ou plutôt sur le c…! renchérit l’Ignoble.
— Il n’a pas usé de votre drapeau en tant que drapeau, mais en tant qu’étoffe providentielle. Il aurait agi de même si le pavillon eût été français, brésilien ou anglais, j’espère que vous en êtes convaincus ?
Les deux bonshommes discutaillent à voix basse.
— Il n’empêche, reprend von Hograff, que ce monsieur a brutalisé le colonel Otto Heckol et compromit sa dignité.
— Il n’empêche ! dis-je plus haut, que le colonel a giflé un homme à peine sorti d’une situation critique !
— Il jugeait l’honneur allemand profané.
— Mon ami ignorait même que le drapeau dont il s’était ceint fût allemand ! Comment convenez-vous que des ressortissants de nos deux grands pays, en plein rapprochement, se battent en duel sur une terre étrangère pour un simple malentendu ? Quel regrettable exemple cet incident constituerait pour certains gens jaloux de notre prospérité recouvrée et de cette amitié nouvelle dont les conséquences ne peuvent être que bénéfiques !
— À t’entendre, on dirait le Vieux ! affirme Sa Majesté, sans préciser de quel vieux il s’agit.
Ma diatribe parait avoir impressionné les deux Allemands, lesquels chuchotent à l’écart. Fernande profite du temps mort pour se rapprocher de son héros.
— Alors, tu vas pas te battre en duel ? déplore-t-elle.
Elle voguait déjà en pleines Veillées des chaumières, l’égérie bérurienne. Elle voyait son preux chevalier pourfendre des guerriers en armure. Elle ne doutait pas de sa victoire. C’est beau, la foi !
Les deux Allemands interrompent leur conférence exprès et se tournent vers notre groupe.
— Voilà, déclare le plus jeune avec un accent tellement prononcé qu’on distingue mal ce qu’il dit. Que herr Bérurîre fasse des excuses écrites au colonel, et nous considérerons cette affaire comme réglée.
J’adresse une mimique conciliante au Gravos pour lui enjoindre d’accepter malgré son amour-propre. Il n’est pas venu au Brésil pour se battre en duel avec de bons Allemands trop susceptibles.
L’Enflure me répond par un clignement d’œil. Il achève de boutonner posément son pantalon et déclare :
— Écoutez, messieurs, je vais vous causer d’homme à hommes, du fond du cœur…
Il reprend souffle, ce qui revient à s’introduire dix mètres cubes d’oxygène dans les soutes, et hurle à en faire trembler les sous-verres de la chambre :