— Attaque ! crie-t-il.
Moi, je me gaffais plus du clébar, insouciant comme vous me savez. Voilà-t-il pas que la garce de chienne me bondit sur le paletot et me chope la nuque de ses larges mâchoires ? Si elle serre, mon compte est soldé, les gars. Je vous fais une grosse bibise générale et je cours décrocher mon auréole au vestiaire des archanges. Heureusement que cette vilaine bête est bien dressée, car elle procède en deux temps, et patiente pour de nouvelles instructions.
Le gorille se redresse en crachotant et en se massant les régions sinistrées. Il ne se presse pas. Il va relever son flingue, le plante dans sa ceinture et enfin se tourne vers moi.
— Tu sais que si je dis un mot à la chienne, tes vertèbres cervicales ressembleront à du caramel mou ? me dit-il.
Il s’approche et me fouille sans que j’esquisse le moindre geste, trop préoccupé que je suis par les crocs qui me paralysent.
L’homme au chien s’empare de mon feu et de mon porte-cartes. Il met le premier près du sien, afin de se commencer, je pense, une collection d’armes à feu, puis il explore le second. Un sifflement fuse de ses lèvres fendues par mes phalanges.
— Commissaire San-Antonio ! Dis donc, mais t’es une célébrité dans ta partie, je crois bien ? Donc, j’avais vu juste ! Tu parles d’un reporter ! Heureusement que j’ai tiqué quand la môme m’a raconté ça. Espèce d’enviandé de poulet gouvernemental, va ! Je sais pas ce qui me retient de te vider ces deux seringues dans le baquet ou de dire à Perséphone qu’elle te déguste le cervelet ! Alors, il vous suffit pas d’avoir enlevé le patron, faut que vous continuiez à venir explorer sa baraque ?
Il peut discutailler comme ça des heures, je ne risque pas de lui répondre. On n’a pas la parole facile lorsqu’on est dans un étau de mandibules bergerallemandes.
À la fin, il se tait et s’empare d’une corde qui pourrait servir à remorquer le « France » si d’aventure il tombait en panne de mazout.
— Tends tes deux bras en avant ! m’ordonne-t-il.
Je dois être un peu violacé sur les bords, car la pression de l’animal s’est renforcée. On sent qu’elle aimerait bien terminer son boulot, Perséphone. Une vilaine sournoise, cette bestiole : elle attend pas qu’on lui enjoigne de me déconnecter la tige ; en douce, elle m’enfonce ses crochets dans la chair.
Je tends mes bras. Le zig les saucissonne devant moi, me figeant dans le geste du plongeur de haute voltige.
— Lâche, Perséphone ! dit-il alors.
La chienne grogne et n’obéit pas.
— Lâche ! hurle-t-il en levant la main.
Du coup, l’animal se résigne. Ouf ! il n’était que temps. Je sens couler du chaud le long de mon cou. Je fais des efforts pour respirer. Elle m’a coincé le tube, l’horrible chienne ! Enfin, un peu d’oxygène me dégouline dans les soufflets, tant bien que mal, car mes bras, solidement entravée perpendiculairement à mon buste, compriment ma poitrine.
Le gorille m’empoigne par la cravate, m’obligeant à reculer. J’éprouve le dur contact d’un obstacle contre mes fesses. Mon tortionnaire donne une secousse et je culbute dans le lavoir de ciment de la buanderie. Mes flûtes battent l’air. Le garde du corps les attache aussi solidement qu’il a attaché mes bras. Lorsque c’est terminé, il s’empare d’une troisième corde, la passe dans une boucle scellée au plafond et lie chacune de ses extrémités à mes pieds et à mes mains, de telle sorte que les uns et les autres sont maintenus à une distance constante. Ma position dans le bac de ciment est celle de la banane dans le compotier. Je me trouve en arc de cercle, proprement neutralisé.
— Et alors, poulet ! grince le méchant. T’as bonne mine maintenant, hein ?
— C’est ridicule, fais-je. Car vous vous méprenez sur mon compte, vieux. D’accord, je suis flic, mais je n’ai aucune mauvaise intention, je vous le jure. Je suis au Brésil pour retrouver Martial, à la demande de vos partisans.
Le gorille se met à rire.
— C’est ça, mon pote, exactement ce que je me doutais ! Bon, on reprendra la discussion plus tard.
Là-dessus, il sort avec sa louve-chienne (en provenance d’un chenil de Louveciennes) et j’entends tourner la clé dans la serrure.
Je veux pas me vanter, mes petites commères, mais, franchement, je ne suis pas un zig comme les autres, moi ! Toute personne normale, se trouvant dans ma situation, commencerait par se faire un sang d’encre de Chine et se démantèlerait le cervelet pour trouver le moyen d’en sortir, non ? Eh bien, pas bibi !
Le gars moi-même, oubliant qu’il est saucissonné, qu’il a le dargif dans la fraîcheur limoneuse d’un lavoir, que le sang dégouline de sa nuque meurtrie et qu’il se trouve à l’autre bout du monde, dans des mains hostiles, se met à penser à autrui. Et l’autrui en question a pour blaze Martial Vosgien. Je trouvais déjà son cas pas ordinaire ; maintenant que je suis dans sa propriété et sous la coupe de ses gens, il m’apparaît comme tout à fait extraordinaire ! Enfin quoi ! cet homme était bien gardé. Entre son gorille et sa chienne dressée, il risquait pas grand chose. Et pourtant il a disparu. Or ses amis et ses ennemis le recherchent. Conclusion : il a été kidnappé par un troisième groupe. Pas duraille à conclure, mais difficile à admettre. Un troisième groupe de quel bord ? Ne perdons pas de vue que tout cela reste une affaire typiquement française. Quelle police étrangère s’intéresserait à Vosgien ? Les Brésiliens ? Il ne les gênait pas. Et ils lui avaient accordé le droit d’asile…
Il me semble entrevoir une petite lueur, à force de phosphorer. Supposons qu’il se soit produit des divisions dans les rangs de Vosgien. Dans un parti, il existe toujours des tendances diverses, des Girondins et des Montagnards ! Peut-être Vosgien avait-il décidé une action qui a causé une scission parmi ses partisans. Il a provoqué une rébellion chez les modérée ou chez les ultras. Ces factieux ont tramé un complot au sein du complot et ont fait disparaître le chef afin de l’empêcher d’exécuter son programme. Tout cela est subtil, mes filles ! C’est un sacré écheveau à démêler. Pour y parvenir, il faudrait au moins pouvoir saisir une extrémité du peloton et tirer dessus. Seulement, en fait de peloton, j’en ai un bath autour des membres. L’échine commence à me faire drôlement souffrir. Combien de temps va-t-on me laisser moisir dans ce lavoir qui renifle le savon ? J’ai hâte de voir radiner un interlocuteur moins hermétique que le gorille ; quelqu’un de posé à qui je démontrerais la noblesse de mes intentions.
J’en suis là (et j’en suis las) de mes réflexions, lorsqu’un étrange trio fait son apparition dans la buanderie. Outre mon tortionnaire de tout à l’heure, je vois déboucher une femme d’une cinquantaine d’années, anguleuse, à lunettes, à regard pointu et à mise d’institutrice libre. Ses cheveux noirs et lisses sont séparés par une raie médiane, elle a le teint pâle des gens qui considèrent le soleil comme un ennemi personnel, et on devine que rien d’aimable n’est jamais sorti de ses lèvres minces. Le troisième personnage est âgé d’une trentaine d’années. Lui aussi porte des lunettes. Il est bronzé et ne serait pas vilain garçon s’il avait l’air moins préoccupé. Il a l’aspect d’un agrégé de philosophie qui passe à côté de la vie à force de se demander si elle existe. Quand ce copain-là tente de faire reluire une pépée, il la rate parce qu’il descend en marche avant l’arrêt complet du véhicule, histoire de contrôler si l’incidence de son moi second sur son débordement sensoriel saura l’amener à une confrontation probante de sa projection immatérielle avec son scoubidou à moustache.
La dame et le garçon s’avancent jusqu’à mon sarcophage et s’accoudent à la margelle du lavoir.