— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? fait le gars à lunettes.
— Sans qu’il y paraisse, oui, déclaré-je. Je suppose que vous êtes le lieutenant de Vosgien, et que la ravissante personne qui vous accompagne est sa secrétaire.
— En effet, vous êtes bien renseigné.
— C’est Carole qui m’a parlé de vous dans l’avion.
Il hoche la tête.
— Vous l’avez suivie ?
— Absolument pas, il s’agit d’une rencontre tout ce qu’il y a de fortuit.
— À d’autres ! grince la momie à bésicles.
— Écoutez, mes bons amis, fais-je, on ne va pas continuer à gambader dans le coup fourré, ça fatigue et ça ne mène à rien.
Et alors, très calmement, avec un maximum de brièveté et un minimum de mots, je leur raconte exactement ce qui a motivé ma venue au Brésil. Je leur parle de la mission refusée, de l’intervention du sieur Machinchouette et de ma décision de retrouver Vosgien pour son compte à lui !
Les trois personnages m’écoutent attentivement. Seul, le gorille se permet de ricaner pour bien montrer son incrédulité. La secrétaire et le lieutenant restent impassibles.
Lorsque j’ai terminé, la vioque murmure :
— Cette fable est destinée aux enfants et aux imbéciles, monsieur le commissaire !
— Madame, je peux le prouver…
— Ah ! oui ? fait le lieutenant. Ça m’intéresse.
Le vilain pas beau lui touche le bras.
— Oh ! dites, m’sieur Valéry, vous ne trouvez pas que ce salaud de flic nous a suffisamment chambrés comme ça ? Si vous permettez je lui colle une dragée, je le refous dans sa tire et je vais l’abandonner dans un coin désert. Comme les nuits ne sont pas sûres dans le secteur avec toutes ces favelles, les bourdilles du patelin concluront qu’il s’est fait détrousser par un malandro.
— Laissez, Albert, intime la vieille.
— Oh ! oui, laisse, renchéris-je, sans te vexer, tu ne te montres pas accueillant pour tes compatriotes, Bébert !
Une beigne fracassante me fait éternuer la dernière syllabe de son nom.
Valéry s’assoit sur le bord du lavoir.
— Vous disiez que vous pouviez le prouver ?
— Puisque vous m’avez pris mon portefeuille, fouillez-le, sous mon permis de conduire, vous trouverez l’adresse d’un de vos partisans de Rio. C’est lui que je dois contacter et à qui je peux demander, paraît-il, aide et assistance. J’ai l’impression que le moment est venu de le faire, non ?
Sans sourciller, Valéry sort mon larfouillet de sa vague et l’explore. Il déniche à l’endroit par moi indiqué, la carte portant les coordonnées du bonhomme en question. À mi-voix, il lit :
— Hilaro Freitas, 144, avenida Presidente-Vargas, Rio.
Il examine le carton un instant, puis le passe à sa compagne.
— Ça vous dit quelque chose, mademoiselle Staube ?
— Absolument rien, assure Pépette, en remuant son nez en bec de rapace pour faire glisser ses lunettes.
J’ai tout à coup la désagréable impression que la peau de mon ventre se colle à mon épine dorsale, comme l’étoffe d’un drapeau mouillé à sa hampe. Dans quel piège à comte me suis-je fourvoyé ? Pourquoi le sieur Machinchouette m’a-t-il cloqué une adresse bidon ? Dois-je conclure qu’il ne faisait pas partie de la conjuration et qu’il travaillait pour ce fameux troisième groupe que je subodore ? Je suis bien aise de le savoir au trou ; si je me tire de ce guêpier, de retour à Paris, j’irai lui parler de Rio, à ce loustic.
— Vous voyez bien que j’ai raison, m’sieur Valéry, et que ce sale poulet nous chambre à tout va. Vous me laissez m’occuper de lui, dites ?
J’ai idée que la détente de son ami Tu-Tues lui démange l’index. L’inaction et l’exil finissent par déphaser un bonhomme. C’est un primaire, Albert. Il a besoin de s’affirmer un peu, de temps en temps, par des actes irréparable.
— Auparavant, déclare Mlle Staube, il faut qu’il nous dise ce qu’est devenu le patron.
Allons bon ! V’là autre chose ! Mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent, ces mannequins ?
— Et comment qu’il va nous le dire ! affirme Bébert. Hein, mon pote, que tu vas nous le dire ?
— Mande pardon, m’sieurs-dame, soupiré-je, je vous explique depuis un moment que je me trouve à Rio de Janeiro précisément pour retrouver Vosgien !
Le gorille regarde le garçon à lunettes. Ce dernier louche sur la secrétaire. C’est un conseil de guerre silencieux. Je crois bien que, mine de rien, je viens de passer en jugement à la muette, les gars. On va me causer du Brésil d’ici pas longtemps.
Effectivement, Albert se penche sur le lavoir et tourne un robinet de cuivre. Une sorte de gros plouf retentit et un cumulus électrique se met à ronronner dans le fond de la buanderie. Un jet d’eau froide me cingle la tête.
Albert passe la main dessous.
— Espère un peu, me dit-il, faut le temps au ballon de se dégourdir ; d’ici quèques instants, ça va pisser chaud !
Une rogne épouvantable m’empare[13].
— Mais vous êtes donc bouchés à la reine, les gars ! Si la police française avait kidnappé ou liquidé Vosgien, est-ce qu’elle dépêcherait des poulets ici pour le retrouver ?
— C’est vous qui prétendez ça. En réalité, le patron n’a pas parlé et vous vous introduisez ici pour dénicher les renseignements qui vous manquent à propos de ce que vous savez ! affirme Valéry.
— Les renseignements qui nous manquent à propos de ce que nous savons ! Alors, là, je donne ma langue au chat (et croyez-moi, mesdames, ça ne sera pas la première fois !).
Je pige de moins en moins, sauf toutefois une chose : c’est que ces gens sont persuadés que je leur veux du mal et que, forts de cette certitude, ils vont m’en faire beaucoup ! Déjà la flotte coule tiède. Dans trente secondes je vais leur chanter le grand air de « Chaud les marrons ».
— Un instant ! lancé-je en m’efforçant à la dignité, ce qui n’est pas pratique lorsqu’on est ligoté en arc de cercle et qu’un gros robinet de cuivre vous crache de l’eau quasi bouillante sur la frimousse. Un instant ! Voyons, nous sommes entre gens intelligents. Nous sommes français. Et être français à l’étranger c’est l’être deux fois ! déclamé-je en songeant combien le Vieux bicherait s’il m’entendait.
Je poursuis, un brin pathétique :
— Vous êtes trois, avec des armes et un chien savant. Moi, je suis seul et ligoté. Vous me torturez et vous projetez de m’abattre pour apprendre quelque chose que j’ignore et pour me punir d’un enlèvement que je n’ai pas commis ! Soyez objectifs, sacrebleu ! Si le gouvernement français tenait à avoir les renseignements auxquels vous faites allusion, il aurait envoyé une escouade de poulets pour retourner cette baraque et vous passer les doigts de pied à la moulinette !
— Oh ! je vous en prie, arrêtez ces simagrées ! grince la girouette à lunettes. Qui d’autre que la police française pouvait faire disparaître Martial Vosgien ?
— C’est justement ce que je voudrais découvrir ! bramé-je.
Et je crie vraiment de bon cœur vu que, maintenant, la flotte est pas loin de 100 degrés. J’ai beau me pencher en avant pour soustraire ma tête au jet brûlant, l’eau me coule dans le dos, traverse mes fringues et m’ébouillante.
— Arrêtez !
— Pas avant que vous parliez !
— Mais je ne sais rien ! JE NE SAIS RIEN ! RIIIIEN !