— Si vous permettriez, je me mouillerais un peu la meule, car des coups pareils, ça vous met moral en torche.
Valéry et miss Staube me conduisent dans un bureau contigu au grand salon. Au mur, il y a des vues en couleur de Paris, plus une photographie représentant, grandeur nature, les généraux Jailair, Dunsal, Conju, Rératet dans leur beau costume des dimanches. Ces nobles figures constituent le fer de lance de la doctrine vosgienne. C’est l’imagerie épinalesque sur laquelle s’appuie l’action des comploteurs. La fresque des martyrs sans lesquels aucune cause n’est prise au sérieux bien longtemps.
Je m’assoie derrière le bureau, dans le fauteuil que devait occuper Vosgien. Mes interlocuteurs restent debout devant moi. Je leur souris.
— Vous êtes un peu déconnectés par votre existence de proscrits, leur dis-je doucement. Se placer en marge de sa société originelle n’est exaltant qu’un moment ; on fait figure de héros, mais pas longtemps. Tout le monde se fout de tout le monde. L’intérêt ne dure que le temps d’un article dans France-Soir. Si je vous disais qu’en France, Vosgien est pratiquement oublié, sauf par les services de sécurité ? Vous avez été fidèles l’un et l’autre à un homme ou à sa doctrine, peut-être aux deux, seulement, vous sentez que, dans le fond l’idéal n’est pas dans la politique, mais dans la vie quotidienne…
Je leur montre une photo représentant les quais de la Seine à la auteur du Pont-Neuf. Chromo classique qui, depuis un demi-siècle illustre la plupart des guides sur Paname.
— Avouez que vous aimeriez vous trouver à Paris en ce moment ? Et pas seulement en triomphateurs.
Je ne sais pas au juste pourquoi je leur parle ainsi. Ça m’est venu spontanément, parce qu’ils me font un peu pitié. La vieille fille fronce les narines, mais son regard reste hostile. Je ne la touche pas, je l’irrite. Valéry, au contraire a un peu rosi et je distingue une légère buée derrière ses lunettes.
Avisant un électrophone je m’en approche pour lire le titre du disque engagé sur le plateau. C’est un vieux succès d’Yves Montand, paroles et musique de Francis Lemarque, et ça s’intitule À Paris. Je suis content de voir que j’ai visé juste et mis le doigt à l’endroit où ils ont mal. Ils doivent écouter ça comme un hymne de leur passé et chialer à l’intérieur… Je lance un clin d’œil à Valéry. Cette musique de mon copain Francis est propre à désamorcer des bombes.
C’est drôle, un homme…
Les morsures de la sale chienne, me cuisent horriblement. J’espère que ça ne va pas s’envenimer sous les tropiques !
— Une dernière fois, je vous donne ma parole d’honneur que ce n’est pas la police française qui a enlevé Vosgien. Ce que je vous ai dit à propos de l’homme qui m’a engagé est vrai. Je conçois que ça vous paraisse bizarroïde, à vous aussi, et pourtant c’est rigoureusement authentique.
Je leur fais une minutieuse description de Machinchouette, mais ils ne voient pas qui c’est.
— Enfin, sapristi ! m’écrié-je, on m’a refilé des billets d’avion et une brique d’anciens francs pour venir ici. Il y a bien une raison, non ?
Valéry hoche la tête.
— Nous ne connaissons pas tous nos sympathisants de France, dit-il. Il se peut qu’un groupe de Paris ait pris cette initiative à notre insu.
Je pourrais câbler au Vieux, notez, lui réclamer des précisions sur le sieur Machinchouette ; seulement, le Boss apprendrait par la même occasion que je me trouve au Brésil, et il n’apprécierait pas du tout que son cheval de bataille number one dispute le grand prix sous d’autres couleurs que les siennes. Heureusement que je tiens le Gros avec l’histoire de sa souris qu’il a amenée en lieu et place de Pinuche, sinon Sa Majesté me causerait de graves déboires professionnels au retour.
— Comment Vosgien vivait-il, ici ? demandé-je en examinant le bureau d’un regard circulaire.
— Il travaillait beaucoup ! assure la mère Staube.
— À quoi ?
— À son courrier et à un livre très important.
Je réprime un sourire. Les livres sont toujours « très importants » au moment où on les écrit. Une fois publiés, ils se perdent dans le flot de papier qui ruisselle quotidiennement sur le monde.
— Un livre de caractère doctrinal ?
— Un livre, quand il est à l’état de manuscrit, ne regarde que son auteur ! coupe Pépette, avec hargne.
— Il est ici, ce manuscrit ?
— Oui, dans le coffre ! annonce la dame d’un ton bravache, mais ne comptez pas que nous vous le communiquions.
— Vous demandé-je rien de semblable, mademoiselle ?
— Je connais les méthodes policières…
Un haussement d’épaules me paraît une appréciation suffisante et j’enchaîne :
— Son courrier était abondant ?
Ils se taisent farouchement. Je n’obtiendrai pas grand-chose d’eux. Ils sont trop sur le qui-vive et depuis trop longtemps. Tout leur individu se trouve en position de défense.
— Comprenez-moi bien, insisté-je, je ne veux rien savoir des activités politiques de Vosgien. Ce qui m’intéresse, c’est son comportement d’homme dans la vie quotidienne. Je le considère comme un simple citoyen qui a disparu et que j’ai entrepris de retrouver.
« Il sortait beaucoup ? enchaîné-je.
— Il faisait une promenade le matin, en compagnie d’Albert et de la chienne. Quelquefois je les escortais, dit Valéry.
— Où allait-il ?
— Dans la forêt voisine. Il aimait marcher à travers cette flore tropicale. Il cueillait des bananes ou attrapait des papillons.
Il y en a de merveilleux, dans une boîte de verre posée sur le bureau. De bleus, immenses, aux reflets d’argent. De jaune et noir. De rouge éclaboussé d’or.
— Sa chasse ? demandé-je.
— Oui. Martial s’était acheté un filet et il courait comme un gamin, en sautant les lianes.
J’évoque le leader proscrit dans son numéro de sous-préfet-aux-champs. Ce renverseur de régime, ce comploteur, ce condottiere qui, dans le matin fou du Brésil coursait des lépidoptères c’est une riche image, non ?
— Et, excepté sa balade du matin ?
— Il allait en ville, l’après-midi.
— Seul ?
— Non, jamais, nous le savions surveillé et nous craignions qu’il ne se fît enlever. Nous allions toujours à Rio avec Albert. Albert conduisait la Mercedes, moi, j’escortais le patron partout.
— Il faisait des visites ?
— Non, les visites, il les recevait, il ne les rendait pas. Elles avaient toujours lieu ici, et les visiteurs devaient montrer patte blanche avant d’être introduits.
— Qu’allait-il faire à Rio ?
— Des courses. De même qu’il aimait les promenades dans la forêt, il adorait faire du shopping. Il s’achetait des cravates, des chemises, des ceintures, des parfums… Il était coquet.
— Il le faisait seul, ce lèche-vitrines ?
— Jamais ! Je ne le quittais pas d’une semelle et Albert demeurait toujours à portée de voix, au volant de la voiture.
Curieux, on parle de Vosgien à l’imparfait, comme d’un disparu à jamais disparu.
— Comment s’est opéré son kidnapping ?
Valéry essuie ses lunettes avec sa cravate. C’est un geste qui lui est familier. Sans ses verres, il a le regard qui bredouille.
— Nous sommes allés à la librairie française. Albert, comme d’habitude, est demeuré dans la voiture. Moi, je suis entré avec le patron. Nous nous sommes mis à feuilleter des bouquins. Vous savez comment se passe ce genre de chose quand on aime les livres. On est sollicité par un ouvrage, puis par un autre, on les examine, on en lit des bribes…