— Très bien, ça sera tout pour le moment, assuré-je brusquement.
Et je m’efforce de ne pas trop appuyer sur « le pour le moment » afin de ne pas les inquiéter.
Je retrouve Bérurier aux prises avec un sandwich long comme le bras. À tout autre consommateur moins musclé que mon compère, il faudrait, pour le tenir perpendiculairement à sa bouche, un trépied de fusil mitrailleur.
— Mon révérend père a fini ses confessions, ouais ? demande-t-il, la bouche plus pleine qu’un train de banlieue un soir de grève tournante de la S.N.C.F.
Il crache un bout de nerf sur la moquette et soupire en s’arrachant de son fauteuil constellé de miettes.
— Alors, après vous s’il en reste, c’est à mézigue d’usiner.
Puis, s’adressant au couple Staube-Valéry.
— On retourne au parloir, mes petits. Biscotte moi z’aussi je suis cachottier de ma technique.
— Ah ! non, ça suffit ! grince la Girouette. Ne comptez pas tirer un mot de nous !
— Un mot, ça non, dit tranquillement le Gros en s’emparant de la bouteille de xérès, c’t’ une vraie conférence qu’y va falloir me déballer, ma toute belle. Et je vous déconseille d’objecter si vous voudriez pas que les tartes dans la gueule se missent à pleuvoir.
— Goujat ! glapit Pépette.
Béru s’approche d’elle et lui postillonne des immondices avec une telle virulence que les lunettes de la secrétaire se mettent à ressembler à un pare-brise d’auto une nuit d’été.
— Ménage tes expressions, eh, roulure ! tonitrue le Gargantua de la police française, je m’ai pas amené dans les Amériques — et du Sud encore, qui pis à lait — pour m’entendre invectiver par une punaise à moustache. Môssieur le commissaire de mes deux vous a peut-être opérés dans la mondanité, mais moi, c’est pas mon genre, et je mets pas de nappe empesée pour faire passer les gens à table !
Ayant dit, il refoule le tandem dans le bureau.
Qu’il est beau, Béru, dans ses courroux ! Faut le voir, avec son immense sandwich, sa délicate boutanche de xérès et son revolver, pousser son gibier vers les mâchoires du piège. Comme il est confiant, sûr de lui, certain d’obtenir des résultats positifs !
La porte se referme. Carole, qui a assisté à la scène, éclate de rire.
— Il est drôle votre copain ! pouffe-t-elle. La façon dont il traite la mère Staube, je vous jure, ça vaut le voyage.
Elle n’a pas l’air de tellement penser à son papa, la mignonne. S’agit-il d’une grande sécheresse de cœur, ou bien saurait-elle qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter ?
— Je vous inviterais bien à dîner, me dit-elle après avoir retrouvé son sérieux, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas grand-chose au frigo et, depuis quelques jours, ils sont sans domestiques ici. En période de carnaval, toutes les bonnes disparaissent.
— Vous semblez oublier, chère Carole, que j’étais venu vous chercher pour dîner. Ces déplorables incidents nous ont retardés, mais notre appétit n’en sera que plus grand.
Sur cette phrase admirablement tournée, je lui tends une main déjà possessive pour l’aider à s’arracher du canapé.
CHAPITRE IV
Je sais pas si vous l’avez remarqué, mais dans des tas de bouquins, principalement dans les récits ou les études, l’auteur écrit : « Plus loin, je traiterai de ceci ou de cela », ou bien : « Nous verrons par la suite le problème démographique, pour l’instant nous nous cantonnerons dans l’aspect purement glomifugé du muchepountz. » Toujours des promesses, quoi ! comme disait le petit oiseau en entendant péter le cheval. Et des promesses sentencieuses, redondantes. Il promet, l’auteur, comme n’importe quel député. On continue de lire et, quand on arrive au problème annoncé, on s’aperçoit qu’il l’a tellement annoncé qu’en fait il n’a plus rien à nous apprendre, ou bien qu’on s’en tamponne à mort. Le même phénomène se produit souvent avec les nanas. Quand j’ai rembour avec une donzelle bien réussie par sa maman, j’échafaude des tas de machins bien vicelards. Je me dis que je vais l’entreprendre de telle ou telle façon, lui faire tel ou tel truc, et ça me fait saliver la pensarde. Seulement, le moment venu, ma frénésie déraille. Pourquoi ? Parce que, quand je m’étais tourné mon petit court métrage préparatoire, je jouais les deux rôles. Une fois que la souris est réellement présente, elle ne dit plus les répliques que je lui avais préparées, n’a plus les réactions que j’avais décidées ; elle vit sa vie, quoi ! Joue son rôle à sa guise, avec son dialogue et son tempérament à elle. Ainsi, mam’zelle Bêcheuse, je me l’étais mise au point en venant ici. Je savais ce que j’allais lui dire, ce qu’elle allait me répondre et comment on goupillerait le toutim pour que ça fasse une belle séance frénétique. Son côté Marie-Chantal, je l’avais accommodé à la sauce San-A., les gars. Ça devenait un atout dans mes projets. Un truc gonflant à exploiter. Je le déguisais en encaustique à me faire reluire. Et puis v’là que je me retrouve seul avec la môme dans l’intimité de ma bagnole. Quoi de plus tendre et de plus confidentiel qu’une auto, la nuit, hein ? L’heure enchanteresse ! Nuit d’échines, nuit câline ! Le premier baiser, le premier geste fourvoyeur. Le reste, enfin, quand les dossiers sont horizontables, et même (on est souple ou on ne l’est pas) quand ils ne le sont pas ! Bon, je me retrouve à la période du tête-à-tête souhaité, me disant que la gosse est snob, mais qu’une fois son slip sur le plancher ça n’a plus grande importance. Je profite de la nuit chaude, avec ses lucioles authentiques, ses étoiles pas pareilles que chez nous, ses senteurs d’eucalyptus (je ne sais pas si l’eucalyptus pousse ici, mais les senteurs d’eucalyptus, ça fait toujours très bien dans un bouquin). J’attaque par une phrase banale, juste pour essayer ma voix, me donner le la. Je lui dis que, depuis ma descente d’avion, je n’ai pensé qu’à elle. Que le destin est marrant tout de même : venir de si loin pour se rencontrer et que, etc., etc.
Je me tirebouchonne les cordes vocales pour trouver des inflexions suaves, bien en rapport avec l’instant. J’arrive à exécuter un vrai solo de guitare, mes petites mères. Vous m’entendriez roucouler à la radio que vous vous pâmeriez à qui mieux-mieuses[15]. Je m’attends qu’elle s’abatte sur moi, comme la mouette blessée sur le pont du navire. Au lieu de ça, vous savez sa réaction, à la môme Carole ? Elle bâille ! Vous m’entendez bien ? Elle bâille plus fort que le lion dans les Histoires naturelles de Jules Renard.
Et elle m’annonce commak :
— Oh ! non, ne soyez pas flirt maintenant, mon petit vieux, j’ai trop faim !
Hein ? Qu’en dites-vous ?
Je n’écouterais que mes impulsions, Mlle Chochote, aussi sec, je la virerais par la portière sans ralentir. Ou bien non, je stopperais ma caisse, je l’en descendrais d’une bourrade et je lui mettrais une bonne volée à l’ombre des bananiers en fleur.
Certes, il m’est arrivé de me faire rebuffer (de l’italien rebuffo) par des sœurs mal lunées ou qui prenaient leur berlingot-dorloté pour le saint sacrement ; mais dans ces cas-là, les rétives agissaient autrement ; elles chiquaient les indignées, style : « Pour qui me prenez-vous ? », ou bien les implorantes, genre : « N’abusez pas de ma faiblesse, j’aime mon mari ! » Mais une pimbêche qui vous crache une phrase comme celle mentionnée plus haut en caractères d’imprimerie (merci à Gutenberg), elle vous porte dare-dare la vanité à l’incandescence, moi je vous le dis. Mes mains se crispent sur le volant. À tête reposée, et en aparté, ce qui n’est pas incompatible mais nécessite toutefois une certaine souplesse cérébrale, je me mets à la traiter de noms qui, je le jure, figurent tous dans le Petit Larousse illustré, mais qui ne sont en aucun cas synonymes de jeune-fille-de-la-bonne-société. Cet épanchement mental, cette hémorragie interne me soulagent quelque peu.
15
Ça aussi je l’ai écrit de cette façon exprès. En accumulant les fantaisies de ce genre, je peux me permettre toutes les fautes de français, elles passeront pour des astuces.