— C’est bon signe, lui réponds-je, ça prouve au moins que je suis capable de réfléchir la bouche pleine.
Le gros lard brésilien qui a achevé de se vidanger les chicots allume un cigare pareil à un sarment de vigne et souffle un noir nuage sur l’assiette de Carole. La jeune fille, un instant perdue dans le brouillard, finit par retrouver sa pitance. Elle déguste avec les doigts, la Carole ! Y a du progrès, non ? On s’humanise.
— Et Albert ? fais-je, à quelle espèce appartient-il ?
— Oh ! lui, c’est le chien fidèle. Père était avocat jadis et il a défendu Albert qui avait commis une petite indélicatesse. Je ne sais comment il s’est débrouillé pour le faire acquitter et lui trouver un emploi, mais depuis lors, Albert ne jure que par lui.
Tout cela est très clair maintenant. Je commence à piger la psychologie du disparu. Vosgien se dégage de son entourage, de sa famille, de sa maison… J’ignore pourquoi il me devient si sympa. Est-ce à cause du fanatisme de ses familiers ou à cause des papillons ? À cause des photographies de Paris placardées dans son bureau d’ici ? C’est un type qui a besoin de se donner. Il a tout largué pour se consacrer à une cause, parce qu’à travers cette cause, c’est des hommes qu’il croit aider. Il n’a pu supporter l’exil très longtemps. Alors, il a mijoté cette grande mise en scène afin de rentrer peinardement en France…
— Vous avez contacté les autorités brésiliennes ?
— J’ai rendez-vous demain matin avec le chef de la police.
Tout en dégustant mes gambas croustillantes, je me dis que mon voyage ici est inutile. Que je me suis prêté à une grande mascarade et ça m’humilie un peu, cette vague sensation d’avoir été pris pour une pomme.
— Et maintenant, où m’emmenez-vous ? demande la beauté.
— Écoutez, décidé-je, Rio la nuit, je suis pas assez documenté, c’est la première fois que je me pointe ici. Mais, si vous le voulez, on peut faire un brin d’enquête ensemble, non ?
— Fantastique ! exulte la chère petite. Vous êtes sûr qu’il n’est pas trop tard ?
Je file un coup de périscope sur mon horloge de ville. Elle raconte dix heures trente. Au Brésil, c’est pas tard.
— Ma chère femme de mère m’a toujours affirmé qu’il n’y avait pas d’heure pour les braves, riposté-je.
— Qu’allons-nous faire ?
— Rendre visite à un monsieur qui m’intrigue au point que je commence à douter de son existence, ma chérie, m’enhardis-je.
Ayant déposé des cruzeiros plus mous et plus maculés que du papier hygiénique utilisé sur l’assiette du loufiat, j’entraîne ma future conquête (du moins recommencé-je à l’espérer) vers le parking. Elle est aux anges, Carole. Ça la change de son club d’équitation, de ses copains de surboums et de son affreux roquet qu’elle habille chez Siganer, le fourreur de l’élite.
La nuit est de plus en plus suave. Il ferait la même à Paris en ce moment, on refuserait du monde !
— Qui est le monsieur mystérieux dont vous parlez, dear ?
Dear ! V’là qu’à nouveau l’envie de lui péter le museau me reprend ; elle avait redoré son standinge à mes yeux en bouffant avec ses doigts et en supportant le gros Fatty dégueulasse à sa table ; mais il suffit d’un dear prononcé d’une voix précieuse et ridicule, oui, surtout ridicule, pour tout remettre en question. J’ignore combien de temps je vais passer, en compagnie de cette poularde demi-deuil, mais ça m’étonnerait que nos relations s’achèvent autrement que par une sévère fessée au battoir à linge.
Comme je plonge sans parachute dans un silence renfrogné, elle s’inquiète :
— Vous ne voulez pas me répondre, baby ?
C’en est trop. Je file un coup de patin et me range sur le bas-côté de la route. L’endroit est aussi désert que l’intellect d’un contractuel.
— Écoutez, Carole, murmuré-je, si vous tenez vraiment à ce qu’une tornade blanche continue de souffler sur nos relations, vous allez stopper vos mièvreries de désœuvrée. Votre vocabulaire frelaté pour surprise-parties me court sur la prostate. Appelez-moi Ducon si vous tenez vraiment à me donner un surnom, mais ni dear ni baby, ça me fait mal, ça me fait honte, vu ?
Elle en reste le bec ouvert, Poupette.
— Eh bien, vous, alors ! balbutie-t-elle.
Du pas-gentil afflue à ses yeux. Elle va me dégoiser une kyrielle de machins moins snobs et plus véhéments, lorsqu’un bruit bizarre retentit à l’arrière de la voiture. En un éclair, je réalise qu’un passager clandestin est tapi derrière la banquette. Pendant qu’on croquait, un zig s’est planqué dans ma chignole, les gars. Rien de bien nouveau, ça se fait dans tous les films d’action série B et ça m’est déjà arrivé si souvent que je serais incapable d’en dresser la liste. Je vais pour dégainer mon feu, histoire de respecter la tradition, lorsqu’une main noire, armée d’un poignard plus effilé qu’un bifteck écossais, jaillit l’ombre et contourne la tête de Carole. La lame du ya s’appuie sur sa jolie glotte.
Un type noir comme l’enterrement de votre grand-père se dresse alors. Il est jeune, luisant, et a des yeux clairs aussi brillants que la vitrine de chez Cartier.
Il gueule quelque chose en portugais. Seulement, moi je ne me fais comprendre que des Espagnols, et encore à condition qu’ils parlent anglais. D’où il s’ensuit que nos relations s’en trouvent freinées. Carole pousse un cri. La lame se fait plus pressante sur sa gorge. Je stoppe mon geste en me disant qu’une carotide est difficile à rafistoler et que, si on lui greffait un brise-jet, son cou n’aurait plus la même grâce. Vous vous demandez peut-être qui est cet homme et quelles sont ses intentions, parce que vous êtes un peu pâteux de la matière grise ; alors, pour vous éviter une hypertrophie de la glande curiositale (la plus perfide), je vais vous affranchir. M. La-lame-à-l’œil est un malandro que la nuit a fait sortir de sa favelle et qui détrousse le touriste pour alimenter son compte en banque. D’ailleurs, Bébert m’a prévenu tout à l’heure, si vous voulez bien stimuler votre mémoire engourdie. Dans les campagnes cernant les grands centres, c’est plein de bandits de grand et de petit chemin. On m’avait raconté, antérieurement, qu’au Brésil la vie d’un homme importe si peu que des zigs en surinent d’autres, sans les connaître, pendant le carnaval, histoire de se défouler. À l’abri de leurs masques, ils libèrent leurs instincts sauvages. Lorsque la foule est dense, qu’elle danse, quelle vocifère, les tourmentés du cure-dent se paient des gus aussi anonymes qu’eux. C’est ça le crime parfait, le geste gratuit.
Une fois le défilé passé, on voit un domino ou un pierrot sur la chaussée. On se dit : « Tiens ! en voilà un qui a eu des vapeurs. » On s’approche pour le ramasser, lui faire respirer des sels, et on s’aperçoit que le beau masque a quinze centimètres de ferraille entre les côtelettes. Ces récits véridiques ne sont pas propres à me rendre optimiste.
— Que voulez-vous ? demandé-je à mon passager, en français d’abord, en anglais ensuite, puis en italo-hispano-portugo-petit nègre pour finir.
Je m’attends qu’il réponde : « Votre fric » dans sa langue maternelle, mais pas du tout, et ce qu’il me dégoise a un gros retentissement sur l’estime que je me porte car cela met en question mon esprit de déduction.
— Senhor Vosgien ! dit le couteleur.
Un soupir pneumatique. C’est Carole qui tourne de l’œil, comme si elle se trouvait chez son gynécologue du seizième et que ce dernier vienne de lui annoncer qu’elle a chopé la grande chetouille des faubourgs. Elle part en arrière, la gorge plus offerte encore à la lame homicide du zig.