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Carole est sortie en flageolant de l’auto. Elle vient à moi et éclate en sanglots. Elle ne songe plus à m’appeler dear ou baby. La peur en a refait une petite fille toute simple. Je la berce contre ma poitrine.

— Allons, allons, bout de chou, lui gazouillé-je, du nerf ; ce sont des choses qui arrivent quand on fait une enquête dans un pays pas fini.

Elle trépigne sur mes nougats.

— Ne soyez pas crétin en m’appelant bout de chou ! s’écrie la douce enfant.

Elle est peut-être émotive, mais je trouve qu’elle récupère vite. Pas vous ?

CHAPITRE V

— À quoi pensez-vous ? balbutie-t-elle d’une petite voix angoissée, en s’efforçant de détourner les yeux du cadavre gisant à nos pieds.

Rien n’est plus difficile à ne pas regarder qu’un cadavre. Je ne sais pas quelle louche extase nous pousse à contempler ceux qui nous précèdent au royaume des ombres.

— Y a quelque chose qui me turlupine, dis-je.

— Votre crime ? demande-t-elle ingénument, comme elle dirait : votre vésicule biliaire.

— Mon crime ? m’indigné-je. Non, mais dites, camarade, déménagez vos expressions ! Il ne faut pas confondre assassinat et légitime défense. Vous avez au cou un petit collier de perles rouges qui témoigne en ma faveur, me semble-t-il.

— Excusez moi, le terme m’a échappé…

— Comme disait une concierge qui avait laissé tomber son enveloppe de fric sur le trottoir, complété-je à ma seule intention.

Car, croyez-moi, mes amis, plus l’instant est grave, plus il convient de sauvegarder et d’entretenir sa mobilité d’esprit.

— Je ne trouve pas drôle, bougonne la Pimbêche.

— Quoi donc ?

— Que vous essayiez d’être drôle, ça n’est pas le moment.

— Au contraire, mon petit ; il y a un peu moins de deux minutes, nous étions, vous et moi, en danger de mort à cause de ce dingue sanguinaire. Mais grâce à l’esprit d’initiative et au courage d’un dénommé San-Antonio, nous respirons la brise du soir devant la dépouille de notre ex-futur-assassin. Dans un pays sous-développé, ça s’appelle un miracle, ce genre d’exploit et on élève un monastère pour commémorer l’événement.

Elle soupire :

— Oui, c’est vrai. Vous avez été sensationnel. Qu’est-ce qu’on va en faire ?

— Le laisser sur place, mon cœur. Au Brésil comme en France, on n’a pas le droit de déplacer le cadavre de quelqu’un décédé de mort violente.

— Vous allez prévenir la police ?

— À quoi bon ? Je n’ai pas l’esprit paperassier.

— Mais si personne ne le trouve, qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Un beau squelette en os, ma mignonne. Allons-nous-en. Ce garçon, nous ne sommes pas allés le chercher, nous ne lui avons rien demandé, son destin, il se l’est tricoté tout seul, ça nous permet de jouer les Ponce Pilate sans arrière-pensée.

Je la refoule vers la bagnole où nous prenons place comme si de rien n’était. Avouez que ce nouvel incident a de quoi vous faire friser la moustache sous les bras ! Bon Dieu ! ça ne fait pas huit heures que j’ai débarqué à Rio et il s’en est passé des trucs, des choses et des bidules ! Si des lavedus écrivent à mon éditeur comme quoi l’action languit dans mes chefs-d’œuvre, je pourrai les assigner en diffamation, avec résumé du bouquin à l’appui. Tenez, sans être bégueule, j’ai des confrères (pas si fraternels que ça, d’ailleurs), avec le contenu de ce livre ils bâtiraient toute leur haute z’œuvre rien qu’en délayant, en piochant l’atmosphère ! J’en sais des ruisselants de la description, qui vous auraient déjà raconté tout le Brésil : sa flore, sa faune, son hydrographie, son régime politique, ses richesses minières, sa population, son passé et son devenir. Vous auriez déjà eu droit à Brasilia, à la vie du président Vargas, au réseau routier, aux Indiens de l’Amazone, à tout, au reste ! Admirez ma conscience professionnelle. San-A. ? Un forcené de la discrétion, un maniaque de la probité. Vous m’achetez pour l’action ? Topez là et emmenez-moi de confiance. Je vous ferai pas tarter en vous racontant l’île de Pâquetta, le musée lapidaire du Minas Gerais, le Pain de Sucre ou la plage de Copacabana. Pourtant, je pourrais : j’ai des dons. Ça ferait des pages de solide remplissage. Et, mine de rien, je vous instruirais un chouïa, vous qui en avez tellement besoin étant donné votre analphabétisme chronique.

Seulement, mon honnêteté, aussi foncière que le Crédit du même nom, me retient au bord de la tentation. Aucune fantaisie. Je suis pas le Guide Bleu. Vous me payez pas pour vous donner un cours de géographie, mais pour vous emmener promener au royaume de la fantaisie et de la castagne. Le jour que l’ambition ultra-littéraire me prendra, je vous préviendrai par bande fluorescente. Je vous crierai : « Achtung ! y a de la prose à l’intérieur. Si pas envie de se faire chier s’abstenir. » Et le livre que je vous pondrai alors ne comprendra qu’une seule ligne de texte. Au bout de la ligne, livre un renvoi au bas de la page, et tout le livre sera constitué par le renvoi dans lequel j’expliquerai ce que signifie ma première ligne. Non seulement je sodomiserai les mouches, je couperai les cheveux en mille, j’analyserai jusqu’à l’encre de mon stylo, mais surtout, je pénétrerai dans vos cervelles en forme de cervelas pour y déclencher un mécanisme perpétuel de questions provoquant des questions. Vous ne vous demanderez pas seulement ce que j’ai voulu dire, mais ce que vous voulez y comprendre. Et vous deviendrez tous dingues, vous grifferez vos crânes mous, vous vous les cognerez contre les murs, vous appellerez au secours et on finira par vous étouffer entre deux matelas comme autrefois les pégreleux atteints de la rage. Tout ça à cause de ma littérature qui cessera d’être graphique pour devenir effervescente. Y a que comme ça que je la conçois, moi, la littérature. Ça ne doit pas être un truc à plat comme un sommier, mais quelque chose qui bondit de ses pages tel un morpion de ses poils et qui vous saute dessus, et qui vous bouffe ou vous inocule. Attendez que je m’y mette, dans le gambergeage insondable, mes drôles. Et, aussi sec, je vous inocule tous. En couronne !

* * *

Je véhicule un moment, en silence. Et c’est miss Chochote qui le rompt.

— Tout à l’heure vous disiez que quelque chose vous turlupinait ? interroge la douce enfant.

Comme je vadrouille en pleine déduction, elle m’importune.

— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? insiste cette mouche à miel.

— La question des presse-citron, rogné-je.

— C’est-à-dire ?

— Carole, n’avez-vous donc pas remarqué qu’on presse infiniment plus d’oranges que de citrons à travers le monde ?

— Mais…, bêle-t-elle.

— Alors, coupé-je, je me demande pourquoi on continue d’appeler presse-citron un appareil qui sert surtout à presser des oranges. Il y a des moments où ce mystère me hante littéralement, j’en perds l’appétit et le sommeil.