Elle se blottit farouchement contre la portière. Elle boude. Et puis, quelques minutes plus tard, elle éclate d’un beau rire jeune et joyeux et s’abat contre mon épaule. C’est la grosse marrade. Elle hoquette, elle pouffe, elle pleure.
— Ce que vous êtes drôle ! s’écrie-t-elle à travers sa crise. Ce que vous êtes drôle, tout de même !
Enfin ! Elle est donc réellement vivante ?
Je décris une légère embardée pour grimper sur le bas-côté de la route. Je coupe le moteur, j’éteins les phares et je cramponne la péronnelle d’un geste puissant auquel elle ne résiste pas. Mais comme mes lèvres cherchent les siennes (ainsi s’exprime-t-on dans les romans convenables), elle a une brusque dérobade.
— Ah ! non ! crie-t-elle, pas vous !
Vous parlez d’une ligne brisée, cette môme. Tellement brisée qu’elle me les brise par contagion.
— Comment, pas moi ? s’insurge mon orgueil de mâle.
— Le baiser en voiture, et ensuite le tripotage, l’étreinte mesquine et inconfortable, comme à un retour de surprise-party ; vous me décevez, dear !
Alors dear se fout en pétard, vu que dear commence d’avoir des trépidations dans le système glandulaire.
— Laisse-moi te décevoir, ma gosse, lui dis-je, je te promets que tu ne seras pas déçue.
Ebranlée, elle se laisse défaire, puis elle se laisse faire. Qu’est-ce que je voulais vous dire encore ? Mince ! je l’avais sur la langue y a un instant… Attendez, je lui fais, grâce au siège renversable, le coup du plongeon compensé, mais ce n’est pas ça… Elle a également droit à la troisième figure de « Pendant ce temps-là, regarde par la lunette arrière s’il vient quelqu’un », extrait du manuel intitulé Votre automobile peut aussi devenir immobile, pourtant je tenais à vous raconter autre chose. Est-ce que je ferais de l’amnésie ? J’en avais plein la bouche y a pas deux minutes ! Enfin, passons, ça me reviendra.
Toujours est-il que lorsque j’en ai terminé avec elle, Carole a complètement changé d’attitude. Ses yeux soulignés de reconnaissance se posent sur moi avec une rare soumission. Même les capricieuses du Seizième prennent une mentalité de fermière quand on les réussit bien.
Je ne pousse pas la fatuité jusqu’à lui dire « Si la séance t’a plu, parles-en autour de toi », pourtant un brin de compliment me ferait plaisir. C’est le drame des hommes, ce besoin de s’entendre dire qu’ils sont de grands calbarhéros. Même ceux qui ont Coquette à peine plus grosse qu’une cacahuète espèrent les coups de sifflet admiratifs. Faut leur applaudir le coït, sinon ils restent insatisfaits. Les bergères, reconnaissons-le, sont beaucoup plus pudiques malgré leurs impudeurs excessives. J’en ai rencontré des rapides, des expansives, des frénétiques, des inventives, des pas-dégoûtables, des qui-ne-reculaient-devant-rien, des qui-se-baissaient-pour-en-reprendre, des infatigables, des trousseuses, des détrousseuses, des retrousseuses, des redresseuses de tors, des qui-ne-s’occupaient-pas-de-l’heure, des qui-ne-remarquaient-pas-que-le-plafond-avait-besoin-d’être-repeint, des qui-n’allaient-pas-voir-ailleurs-si-j’y-étais, des qui-ressuscitaient-les-Maures, des qui-suscitaient-des-évacuations-sacerdotales, des inoubliables, des formidables, des qui-mouillaient-dans-chaque-pore, des ravageuses de sommier, des arracheuses de boutons, des qui-faisaient-trépied-et-des-mains, des gyroscopeuses, des sensationforteuses, des distilleuses et des alambiquées. Aucune, jamais, après une séance extradry n’a sollicité mes compliments, attendu mes applaudissements ni ne les a même souhaités. Toutes avaient la modestie de la chair. Pas une seule qui m’ait murmuré avec un éclat orgueilleux dans l’œil : « Et ça, c’est du poulet ! » L’homme, non. Il lui faut la claque, il a la tête à ça. Il veut que ça trépigne dans les tribunes. Il a besoin de rappels. Il a pas le don anonyme.
Carole, sur ce plan, est très satisfaisante. La voilà qui lyrisme à toute bourre, comme quoi je lui ai anéanti la périphérie, extrapolé le mental, placé sur orbite le sensuel. Elle veut tout connaître de moi : mon apprentissage, mes antécédents, mon adresse. Elle dit que ses expériences, avant moi, ont été à l’amour ce qu’une boîte de sardines est à la carte de la « Tour d’Argent ». Je m’attendais pas à tant d’enthousiasme de sa part. Dans le fond, ces petites pédantes, elles sont facilement éblouissables. Elles constituent une clientèle de choix. En fait, ce sont les petites mains, les secrétaires, les arpètes qui se montrent exigeantes. Le gars qui bouffe des nouilles collantes chez lui est intraitable au restaurant. Il appelle le gérant s’il y a un chouïa d’échalotes en trop dans son entrecôte bordelaise et il fait un scandale féroce si on lui sert pas sa viande dans des assiettes chaudes, lui qui bouffe la plupart du temps dans des gamelles insalubres.
Les gonzesses, c’est du kif. Vous calcez une maniérée de la haute et, aussi sec, elle se croit à Fatima. Par contre, si vous embarquez une timide bonniche pêchée dans une cour de Saint-Lago, après un grand déferlement de prouesses, elle s’étonne que vous rallumiez déjà l’électricité.
Tout en recueillant l’agréable gazouillis de la petite Vosgien, j’ai atteint Rio de Janeiro. Les premières plages commencent. On voit briller des lumières au bord de la mer. Paraît que ce sont des gus en train de se faire une macumba vite faite en famille, autrement dit la messe noire en famille. Ils font brûler des bougies et apportent de la nourriture à des saints ou à des déesses. Ici, le catholicisme et le paganisme nègre font bon ménage.
Dans les endroits retirés, sur les murs des cimetières et sur les porches des églises baroques, c’est plein de chandelles consumées et de traces de nourriture (providence des clebs errants).
Un sourd grondement retentit. Surpris, je lève les yeux, et j’aperçois de vilaines boursouflures noires à la place des étoiles. M’est avis qu’un de ces fameux orages tropicaux annoncés sur les guides se mijotent dans la marmite du ciel. Une moche clarté bleutée se dégage curieusement des nuages, répandant sur les façades neuves du bord de mer des zébrures de soudure à l’arc. Je champignonne un peu et, un quart d’heure plus tard, je débouche sur l’avenida Presidente-Vargas, cœur de Rio. On a dressé des estrades pour le carnaval qui est tout proche. Cette architecture volante, en tubes d’acier, transforme la vaste artère en dessin de Carzou.
Depuis un moment, Carole a cessé de parler. Les grondements du tonnerre, de plus en plus rapprochés, l’impressionnent. Faut dire qu’une atmosphère de cataclysme imminent pèse sur la ville.
— À quoi penses-tu, petit amour ? demandé-je en lui caressant la jambe d’un geste encore moite d’estime.
— À ce qui s’est passé tout à l’heure, dit-elle.
— Oui, fais-je d’un petit ton suffisant, c’était pas mal réussi.
— Je parle du Noir que tu…
— Oh !
Je réitère ma caresse.
— Chasse cette vilaine image de ta jolie tête, Carole.
— Je me demande pourquoi cet homme tenait tellement à retrouver mon père !
— Je me le demande aussi.
— Il lui voulait du mal, hein ?
— J’en ai le sentiment.
— Qu’est-ce qu’il a à voir avec papa ?
— Ce point d’interrogation est une chose de plus que nous avons en commun, réponds-je avec simplicité. Sans doute ce type était-il payé par des ennemis de ton dabe pour le liquider. Il a pris la disparition de M. Vosgien pour une mesure de prudence et s’est mis à surveiller la maison. En voyant arriver à « Doce de Jaca » des gens nouveaux, nous en l’occurrence, il a pensé qu’il s’agissait des personnes hébergeant ton père depuis sa fuite et voilà pourquoi il nous a demandé de le conduire jusqu’à lui. Je ne vois pas d’autre explication valable…