Carole pousse un soupir.
— Mon Dieu ! dit-elle, mon pauvre père a donc tellement d’ennemis !
— De ce côté-là, je crois, en effet, qu’il est parvenu à faire le plein !
Je pose ma pompe à la hauteur du 144. J’ai hâte de discuter le bout de gras avec le dénommé Hilario Freitas. Je compte beaucoup sur ce particulier pour me baliser un peu la piste. Il se peut qu’il n’existe pas, remarquez, et que Machinchouette m’ait donné une adresse bidon à seule fin de me mettre en confiance. Mais il se peut aussi qu’il existe et qu’il sache des choses.
Or j’ai un urgent besoin de parler à quelqu’un qui sache des choses.
L’immeuble n’est pas de la première jeunesse et sent fortement la banane avariée car il abrite en son rez-de-chaussée la boutique d’un marchand de primeurs (lequel ne doit pas avoir la primeur des bananes). Des cageots vides s’accumulent au fond de l’entrée. Je cherche en vain une minuterie et me décide à gratter des allumettes pour dénicher le nom de mon « correspondant ». Je le découvre sans difficulté. Hilario Freitas. Ça brille en lettres dorées dans du marbre noir. 3e étage, y est-il précisé en caractères plus modestes et en portugais.
— Je peux venir avec toi ? chuchote Carole.
Où est-elle sa superbe, à miss Chochote ! Qu’en a-t-elle fait, de ses allures dégagées et de ses expressions franglaises ? L’attentat du Noir, notre séance amoureuse et l’orage ont neutralisé Poupette, l’ont rendue plus docile qu’un toutou.
— Ben alors, naturellement ! On ne va pas se quitter comme ça, ma gosse, fais-je en lui fauchant la taille d’un mouvement tellement gracieux que Maurice Béjart, en le voyant, me signerait un contrat de toute urgence.
— Et si ton bonhomme est au lit ? dit-elle dans l’escalier.
— Il se lèvera ! J’adore faire la causette avec un type qu’on sort de son premier sommeil.
Il n’empêche qu’à minuit, une visite, fût-ce au Brésil, reste une entreprise assez peu protocolaire. Si cet Hilario Freitas est du genre teigneux, ça promet du sort.
Au troisième, il y a deux portes. L’une, vitrée qui donne sur une cour intérieure, l’autre, en bois vernis qui ouvre sur l’appartement du monsieur. Une nouvelle plaque annonce le blaze du gars, avec, en sus des précisions sur sa raison sociale. Elle est classique et évasive : IMPORT-EXPORT. Un heurtoir de bronze représentant un lion en train de bâiller, décore la lourde. Je le soulève pour frapper les trois coups, mais, dans le mouvement, la porte, qui n’était pas fermée à clé, s’écarte doucement. Les heurts s’achèvent donc à l’intérieur de l’appartement, ce qui est plutôt illogique.
La lumière brille a giorno, nous découvrant une petite entrée tendue de raphia, un porte-manteau où pend un parapluie et une console surmontée d’une glace au cadre fromagesque la meuble.
— Y a quelqu’un ? interrogé-je fort civilement.
Et comme rien ne se produit, je répète en m’avançant dans les intérieurs de la taule :
— Ho ! Ho ! Quelqu’un ?
De l’entrée, on pénètre dans un studio assez vaste pour avoir l’air grand, mais trop petit pour être immense. Il est garni de meubles en acajou massif de style IIIe République. C’est pas très propre, un peu triste et passablement moche ! Sur les murs, des décorations de bazar. Le genre de stupidités fanfrelucheuses qu’on achète dans les hauts lieux touristiques et qui, toutes, semblent provenir de la même fabrique, qu’il s’agisse d’espagnolades, de suisseries, de franconneries, d’africations, de russitrucs ou d’allemanies. Une ombrelle japonouille renversée sert de lustre. Le studio, comme tous les studios du world, comporte un coin salle-à-briffer et un coin salon. Ce dernier est détectable grâce à son canapé devant lequel un, brasero espagnol en cuivre repoussé sert de table basse.
Au sol, un tapis plus percé que persan étale ses arabesques bleues et pourpres. Et sur le tapis dont au sujet duquel je vous cause, se trouve un monsieur d’une quarantaine d’années qui n’atteindra jamais la cinquantaine à cause de l’entaille très profonde pratiquée à l’aide d’un instrument tranchant juste au-dessus de son col de chemise. Pour employer le style percutant des grands comédiens, l’homme en question baigne dans une mare de sang.
Un bruit zéphyresque, tel qu’en produirait la brise du soir dans des branches de gloutoniers nains retentit, suivi d’un choc. C’est Carole qui vient tour à tour de s’évanouir et de chuter sur le plancher, le second acte étant la conséquence du premier.
Je m’assure qu’elle ne s’est pas blessée en tombant et je me dis qu’il vaut mieux qu’elle reste out pendant que je procéderai aux premières constatations et aux dernières contestations.
Je m’agenouille à proximité du mort, en évitant la flaque de sang pour ménager mes effets et j’examine le défunt. Il est en veste d’intérieur, sans cravate. Ses pieds sont chaussés de mules vernies. Il a les mains attachées dans son dos. Il porte de laides traces rouges et brunes aux joues. Je suis prêt à vous parier tout ce que vous voudrez contre tout ce que je n’ai pas qu’on a sérieusement molesté ce pauvre mec avant de lui aérer les amygdales. Les plaies en question sont rondes et on les a pratiquées à l’aide d’une cigarette incandescente. Face au canapé, un poste de télé est allumé, qui ne diffuse plus rien vu que les programmes sont terminés. Sa clarté laiteuse tremblote sur le tube cathodique, des frissons lumineux l’animent d’une étrange vie. Cela a l’air de fermenter.
J’imagine la scène. Freitas est chez lui. Il regarde la télé en attendant une visite. Celle-ci se pointe. L’entretien tourne mal. L’arrivant, sous la menace, contraint son hôte à se laisser attacher les poignets. Puis il le moleste pour le faire parler. Freitas parle ou ne parle pas. Toujours est-il que son visiteur du soir lui sectionne le gosier avant de prendre congé. Dites, mes amis, vous ne croyez pas que je ferais bien d’acheter un portemanteau pour y suspendre tous les points d’interrogation que je récolte sur ma route ? Je leur mettrais des étiquettes manière de les répertorier et je me constituerais une bath collection. Je dirais, par exemple, à mes visiteurs : « Ça, c’est le point d’interrogation Machinchouette ! Ça, le point d’interrogation Vosgien dans la librairie. Ça, celui du Noir dans l’auto. Et puis voici celui de l’assassinat d’Hilario Freitas, lequel Freitas était lui-même un autre point d’interrogation. Ah ! je vous jure qu’une panoplie pareille, ça vaudra de la fraiche en l’an 2000 ! L’an deux mille ! Ça va être marrant, ce 1er janvier-là, quand les gus de cette époque, vous autres, mes petits potes, arracheront la première feuille du calendrier. Ils sortiront de 1999, un nombre impair à ne plus en pouvoir pour déboucher dans ce nombre ultra-pair. Vous aurez l’impression de changer de planète, mes amis. Vous larguerez un peu l’Histoire de France en changeant de millénaire. Vous aborderez une fameuse page blanche. Un cahier neuf. Vous vous goinfrerez de zéros bien propres. Le christianisme aura fait ses deux mille premières années. Il sera rodé !
Mais qu’est-ce que je vasouille là ! C’est pas le moment de disserter. Avec toutes ces énigmes sur le dos, j’ai bonne mine…
Je fouinasse autour du cadavre et je découvre, de l’autre côté du canapé, un cigarillo fortement consumé. Je le ramasse et le hume. À l’odeur de tabac froid s’ajoutent des relents de cochon grillé. Pas d’erreur, voilà l’instrument des sévices. Le cigarillo a encore sa bague, c’est un Ernesto Babas. Le grand San-Antonio laisse fonctionner ses cellules à plein régime et, en un temps record, conclut que c’est peut-être bien Correira, le Noir de l’auto, qui a liquidé Freitas. Ce gentil égorgeur fumait des Ernesto Babas, souvenez-vous !