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— Qui était-ce ? s’inquiète Carole.

— Mon collègue, le gros type que vous avez nourri d’un sandwich tout à l’heure. Je ne sais pas comment il a eu l’adresse de Freitas, mais j’ai l’impression que l’enquête a progressé de son côté !

— Et maintenant, où allons-nous ? demande-t-elle.

La pauvrette est pâle comme un laitier défunt et de grands cernes gris creusent son beau regard.

— Nous coucher, décidé-je, après toutes ces émotions, vous avez besoin d’un bon sommeil réparateur. Seulement, la maison de votre père ne me paraissant pas très sûre, je vais vous prendre une chambre au Copacabana.

Elle ne proteste pas. Au contraire, cette proposition paraît la soulager.

Reprenant à notre compte l’exclamation de Damiens, nous pouvons dire que la journée a été rude.

CHAPITRE VI

Une fois Carole bien installée au même étage que moi, bien bordée et pourvue d’un double scotch à titre de somnifère, je me dirige vers la chambre de maman. De la lumière filtre sous sa porte. Je gratouille le panneau comme il m’arrive de le faire chez nous à Saint-Cloud, lorsque je rentre tard, et Félicie m’ouvre presque immédiatement, ce qui me fait dire qu’elle devait m’attendre.

À la voir, on se croirait franchement dans notre pavillon de meulière, les gars. Elle a emporté son peignoir de pilou mauve, ses pantoufles doublées feutre et son tricot en cours. D’après son avancement, je peux estimer que ça sera un pull blanc pour moi. M’man, sa qualité principale c’est de savoir rester immuable, en toute circonstance et en tout lieu.

— Je commençais à m’inquiéter un peu, dit-elle, tu as du nouveau, Antoine ?

Ma parole ! ça l’intéresse, l’histoire Vosgien.

— Des tas d’incidents techniques, m’man, lui dis-je, mais rien de très nouveau concernant l’objet de mon enquête. Et toi, qu’as-tu fait ?

— Je me suis fait monter des œufs au plat et une bouteille d’eau. Les serveurs sont très gentils, très distingués.

— Comment ! Tu n’es pas sortie ?

— Oh ! toute seule, tu sais… Et puis aller où ?

— Mais voyons, m’man, tu es au Brésil, à Rio, ça mérite le coup d’œil, sapristi !

— Je vois très bien de ma chambre, mon grand. Je suis restée plus d’une heure sur le balcon.

Elle montre le ciel où continuent de fulgurer des éclairs livides.

— On dirait qu’un gros orage se prépare, hein ?

— On dirait, oui.

Je me sens las. C’est bon de retrouver sa vieille après une soirée aussi mouvementée. Je la prends contre moi, je pose ma joue contre la sienne. Ainsi font les chevaux, parfois, dans les enclos. Je regarde le papier clair de la tapisserie, les meubles couleur d’ambre… Grâce à Félicie, cette chambre anonyme de palace a une personnalité. Il suffit de son tricot, de la petite photo de papa sur la table de chevet, de son flacon d’eau de fleur d’oranger qui jette des reflets bleutés sous la lampe, pour que la pièce devienne une espèce de chez nous.

— Raconte-moi un peu, invite-t-elle.

C’est magique. Je me laisse tomber dans le grand fauteuil à oreilles. J’ôte mes godasses, j’allonge mes jambes et je lui raconte…

L’accueil des gens de Vosgien. L’attentat de Stefano Correira. La mort de Freitas… Je lui bonnis mes conclusions à m’man, tout comme si je dressais à mon chef le rapport de mes activités. Elle écoute, les mains croisées sur ses genoux. Quand j’ai fini elle demande :

— Tu veux un peu d’eau de fleur d’oranger sucrée ?

Mon régal, ma récompense quand j’étais mouflet. C’était avant le temps du whisky, le bon temps, quoi ! Chaque fois que j’en rebois, maintenant, j’ai l’impression d’avaler un peu de ma petite enfance. Il me semble que je sens la blouse d’écolier.

— Volontiers, m’man.

Elle est contente et se hâte de me préparer son breuvage de prédilection.

— Ça te fera du bien, ça calme les nerfs. Quel drôle de métier tu fais là, tout de même !… Toujours côtoyer la mort. C’est une espèce de guerre incessante.

Je bois. C’est douceâtre. Le sortilège se produit. Je réintègre ma prime jeunesse.

— En somme, fait ma brave femme de mère, ta conclusion c’est que la disparition de M. Vosgien fait partie d’un plan ourdi par lui et auquel son entourage a participé ?

— En gros, oui. Je parierais n’importe quoi que Vosgien se trouve à Paris actuellement.

— Mais ce vilain Noir qui a égorgé l’autre monsieur ?

— Justement, là est le mystère, m’man. Je subodore une troisième force qui s’efforce de brouiller les cartes.

— Et si tu téléphonais à ton chef pour qu’il interroge l’homme arrêté à Paris ?

— Je ne peux pas me le permettre ; tu sais dans quelles circonstances je suis venu ici après avoir refusé la mission du Boss !

— Mais M. Bérurier peut téléphoner, lui. Prétendre qu’il est sur une piste, et…

Je fais claquer mes doigts.

— Bravo ! Tu as raison, m’man, Béru va servir de trait d’union.

— Cette troisième force, ça serait quoi, selon toi ?

— Des dissidents du parti de Vosgien.

— Pourquoi des dissidents, ils sont donc tellement nombreux dans ses rangs pour que puissent éclater des désaccords ?

— Oh ! tu sais, à partir de trois personnes les hommes cessent de s’entendre. Et quelquefois à partir de deux…

Elle reprend son tricot, et ses grosses aiguilles se mettent à décrire des passes de bretteurs.

— Si, selon toi, M. Vosgien est à Paris, tu n’as plus rien à faire ici, même si des ennemis le recherchent encore.

— J’ai une chose importante à faire, m’man : m’assurer que je ne me trompe pas. Il faut que j’obtienne la confirmation de mes doutes.

Je me lève, je rentre dans mes souliers et vais déposer une bise sur le front de Félicie.

— Allez, dors, demain nous irons au Pain de Sucre !

Je la quitte. Dans le couloir, des paires de godasses vides montent la garde devant les portes. Des chaussures d’hommes et de femmes, des targettes d’enfants… Je les passe en revue, m’amusant à imaginer les clients de chaque appartement. Il y a d’immenses ribouis de vieux Amerlocks, des pompes à fort talon d’Anglaises, des escarpins légers de Françaises ou d’Italiennes, des faunes communes d’autochtones…

Pourquoi ne rentré-je pas dans ma chambre, dites ? Pourquoi déambulé-je dans le couloir au lieu d’aller me zoner ? J’ai pas sommeil. C’est l’orage en suspens qui m’énerve ? Ou bien le mystère Vosgien ? Est-ce la présence de sa fifille dans l’hôtel ? Je pourrais aller remettre le couvert ; j’ai bien failli tout à l’heure, mais j’ai eu pitié de sa fatigue. Je regarde l’heure, il est une plombe passée. Peut-être que le bar est encore ouvert ? Oh ! oui, sûrement. Les Brésilioches ne sont pas des couche-tôt. Je m’apprête à appeler le liftier, mais je me ravise.

Je viens de comprendre ce qui me manque, mes amis : Bérurier ! Je commence à trouver stupide cette façon de faire bande à part, nous deux. Au début, ça m’amusait. Ça ressemblait à un canular. Mais maintenant, j’en ai classe. Depuis toujours on a mis nos œufs dans le même panier, lui et moi. La main dans la main, tout le temps. Fraternels. Je me rappelle le jour où il est arrivé dans mon service, le gros Béru. Il avait un peu moins de brioche et de brio, il était plus rose, plus propre, ou, pour être juste, moins cradingue. Ça faisait pas longtemps qu’il avait quitté l’uniforme. On m’avait prévenu : « C’est un plouc, mais un merveilleux chien de chasse. Il est moins con qu’il n’en a l’air, vous verrez. Il peut vous être très utile. » Et comment ! Ah ! cher Gros, que d’aventures, déjà, nous avons vécues en commun. Que de gnons, de balles et de verres de gnole nous avons déjà effacés ! Que de larmes nous avons versées ! Que de rires nous avons gorgedéployée !