— Que désirez-vous ? demandé-je.
Il me dévisage, me toise, me pontoise, et je sens que son regard maussade opère un zoom arrière pour se détacher de moi, me reléguer dans les lointains de son indifférence.
— Je viens chercher les papiers d’un certain Bérurier, prétend-il, il habite cet hôtel avec cette fille !
— Qu’est-ce qu’il raconte ? pleurniche Fernande. Pourquoi est-ce qu’on cause pas français dans ce pays ?
— Parce qu’on est au Brésil, m’emporté-je.
Puis, au poulardin :
— Il est arrivé quelque chose à Bérurier ?
Les matuches sont pareils sous toutes les latitudes, j’ai toute latitude pour m’en apercevoir. Au lieu de me répondre, il me questionne.
— Qui êtes-vous ?
— Un ami de Mr Bérurier, sir.
— Ah ! oui ?
Ses prunelles charbonneuses exécutent un zoom avant pour me resituer au centre de ses préoccupations. Il paraît hésiter à prendre une décision, puis il lâche, d’un ton profondément dégoûté :
— Munissez-vous de son passeport, du vôtre, et suivez-moi !
Je me file en renaud.
— Non, mais dites donc, aboyé-je, qui vous permet de me parler sur ce ton ? Savez-vous à qui vous avez affaire ?
— À l’ami d’un homme accusé de meurtre, laisse-t-il tomber, plus flegmatique qu’un policeman anglais.
J’ai brusquement l’impression que le somptueux couloir du palace est la coursive d’un navire, qu’il plonge et remonte sur une lame. Bérurier accusé de meurtre ! Dans quel foutu pétrin ce gros ballot s’est-il fichu ?
— Je suppose qu’il s’agit d’un énorme malantendu, fais-je en m’efforçant de sourire. Mon ami Bérurier est le contraire d’un criminel, sir.
— Il a été pris en flagrant délit, tranche l’autre. Faites ce que je vous demande !
La môme Fernande n’y tient plus. Elle en a lâché les bords de son polo qui, trop longtemps, tiraillés ressemblent au juponnage d’un abat-jour. Le chasseur se rince l’œil. C’est un petit chasseur d’images vicieuses ça, madame. L’œil le plus vrilleur du Copacabana Palace. Il ne mate pas à la sournoise, comme le père Ladorure de tout à l’heure, mais goulûment, en gars de vingt piges dont le nerf optique est encore relié au mortier de poche.
— Mais enfin, dites-moi ce qu’il y a ! s’égosille-t-elle. Alexandre est mort, n’est-ce pas ? Il a eu un accident d’auto ?
— Pas du tout, il s’est battu avec un gardien de la paix brésilien, dis-je, et on l’a arrêté.
— Arrêté ! Lui ! Un policier !
— À l’étranger, un policier français est un quidam comme les autres, mon lapin. Allez me chercher son passeport, je vais essayer d’arranger les bidons, mais à en juger par la bouille de ce type, ça risque de ne pas être fantoche.
Elle se précipite dans la chambre et s’affaire. Je me tourne vers le poultock.
— De quel genre de meurtre mon ami est-il accusé ?
— Mes supérieurs vous le diront peut-être.
C’est pas un commode, le verdâtre à casquette plate. Sa jugulaire lui borde le maxillaire étroitement. On dirait un de ses muscles. Fernande réapparaît dans une robe qu’elle n’a pas encore agrafée, chaussée de souliers dépareillés.
— Je vous accompagne ! décide-t-elle.
— Vaut mieux pas, ça ne ferait qu’embrouiller les choses !
— Et merde ! me postillonne-t-elle, c’est mon homme, non ?
C’est beau, l’instinct femelle, vous ne trouvez pas ? Je comprends à son air déterminé qu’il est inutile de vouloir la dissuader. Et après tout, si le Gros est dans la grosse mouscaille, il faudra bien qu’elle l’apprenne à un moment ou à un autre.
— On prend ma voiture ou la vôtre ? demandé-je au poulardin, une fois dehors.
— Je n’ai pas de voiture, je suis venu en taxi.
Il s’installe à l’arrière de ma Volkswagen et s’acagnarde dans un angle du véhicule tandis que la maîtresse du Gravos prend place à mon côté.
— Première rue à gauche ! jette le flic. Ensuite, vous tournez à droite dans l’avenue.
Le poste de police est situé dans un grand building neuf. Le poulet m’ordonne de laisser ma tire dans le parking jouxtant le bâtiment. Il semble plus hostile encore qu’à l’hôtel, si c’est possible, et je remarque qu’en sortant de la voiture il tient quelque chose à la main. Quelque chose enveloppé dans son mouchoir. Que ce peut-ce être ? se demanderait Bérurier.
— Cette automobile est à vous ou à votre ami ? questionne-t-il avant de pénétrer dans les locaux de sa crémerie modèle.
— Ni à l’un ni à l’autre, je l’ai louée…
— Donc elle est réservée à votre usage ?
— Il m’arrive d’en faire profiter les copains, la preuve ! rétorqué-je en le désignant.
Il crispe les mâchoires comme pour tendre davantage sa jugulaire et nous gravissons les trois marches et demie qui sont censées constituer un perron.
Deux poulmen tête nue boivent du café dans le poste. Ils disent je ne sais quoi à notre guide, lequel leur répond autre chose dans la même langue. Ce qu’il bonnit n’est pas gentil pour nous car, larguant illico leurs tasses de caoua, les deux vilains s’approchent de nous et nous désignent un banc placé là spécialement pour permettre aux gens de s’asseoir.
— Et Alexandre ? gémit Fernande, tout en arrangeant ses tifs un peu emmêlés.
— On va avoir de ses nouvelles, bougez pas, promets-je.
Je me demande de plus en plus ce que tient le flic à la jugulaire depuis sa descente de bagnole. Il se dirige vers une porte peinte en vert et frappe d’un index déférent. Un monsieur que je ne vois pas aboie derrière la lourde et notre mentor (un mentor n’est jamais cru) disparaît dans des intérieurs inconnus.
Son absence est de courte durée. Il revient presque illico, flanqué d’un type au front bombé et dégarni, au regard de singe, aux joues bleuies par la barbe nocturne. L’homme est le chef de la cabane puisqu’il se permet de rester en bras de chemise. Il porte des bretelles de cuir rouge à boucle d’argent et il a au cou une médaille pieuse représentant saint Luc en train de soigner les hémorroïdes d’un lépreux.
Notre mentor lui a remis mes fafs et le bonhomme dont je fais état tient mon passeport à la main. Il me compare à la photo du document et me demande dans un français qui lui vaudrait le premier prix de portugais dans une école maternelle de l’Angola :
— Vous êtes fonctionnaire de quoi ?
Car, sur mon passeport, à la rubrique profession, il est seulement et prudemment mentionné que je suis fonctionnaire.
— De police, dis-je.
Il sourcille, ce qui confirme sa ressemblance avec le merveilleux gorille qui fait l’orgueil de mon ami Jean Richard.
— Ah oui ?
Alors il lance un ordre. Les ci-devant buveurs de café me sautent sur le poil et me fouillent sans ménagement. ils brandissent triomphalement mon revolver en un geste de pêcheur de perles émergeant d’une plongée fructueuse.
— Vous n’avez pas de port d’arme ? fait le chef.
— Je vous dis que je suis policier. Commissaire San-Antonio. Regardez dans les documents que vous venez de…
Je me tais, car il est en train de mater, effectivement, et ce qu’il voit c’est le permis de conduire du défunt Stefano Correira. Mille milliards de bouses de vache ! Ça risque de me compliquer singulièrement la vie, ce machin-là !
Sans un mot il passe le permis de conduire au poulet venu nous ramasser, et ce dernier s’autorise un petit sifflement d’une rare éloquence.