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J’avise une galerie marchande, je m’y jette littéralement. Là, au moins, la Jeep ne pourra pas passer ! La galopade du Gros constitue l’écho à la mienne. Ça défouraille encore, des vitres se déguisent en flaques.

Par chance, une galerie plus petite prend dans la galerie principale. Les coups de feu cessent dès que nous nous y sommes engagés.

— T’es pas blessé, Gros ?

Il fait non de la hure, n’ayant plus la force d’articuler une broque.

Je continue de courir, de trotter plutôt, car je commence à morfler un point de côté très méchant. On m’enfoncerait un tisonnier rougi entre les cerceaux que ça me ferait le même effet.

Je songe que nos poursuivants vont cerner le pâté de maisons… Je débouche sur une ruelle éclairée encore avec des becs de gaz. Quelques pédés tapineurs me font « mfft mfft » du bout des lèvres. Je leur détale sous le nez pour un nouveau sprint. Je prends une ruelle à droite, plus sombre encore. Une autre à gauche… La galopade de Béru se fait moins présente. M’est avis qu’il commence à traîner des cannes, Béru. On va pas marathoner de la sorte toute la nuit. Faut trouver autre chose… Je ralentis, il s’annonce, lourdement, pareil à un gros percheron exténué.

La rue où nous nous trouvons paraît absolument déserte. Je constate alors qu’elle borde des entrepôts. Nous sommes près du quai. D’immenses poubelles métalliques sont alignées le long du trottoir. Ça chlingue le poisson vilain dans le secteur. Ces entrepôts doivent être des poissonneries en gros.

— Oh ! merde ! agonise Béru en stoppant, je déclare forfait, mec, et je rends mon dossard.

On perçoit une rumeur assez lointaine. Notre démarrage fulgurant et nos zigzags dans les venelles nous ont permis de distancer provisoirement l’adversaire qui a pour lui le nombre et la connaissance de la ville. Je culbute deux poubelles pour que leur répugnant contenu se répande sur le trottoir où il débordait déjà.

— Planquons-nous dans les poubelles, Gros, et ne bronchons plus.

— Je vais jamais tenir ! lamente-t-il.

— Tasse-toi ! C’est pas le moment de penser à ton confort !

L’odeur qu’exhalent ces récipients est infecte, mais, dans ces cas-là, le sens olfactif devient un sens mineur. Je regarde le Gros se lover dans sa poubelle ! Enfin tel qu’en lui-même, Béru ! Il regagne son gîte originel. Il retrouve sa housse, son écrin !

— Tasse-toi encore ! le sommet de ta bouille dépasse !

Il fait un effort, devient absent, alors je plonge entièrement dans mon tas de sanie et j’attends.

Ne pas broncher ! Oublier l’odeur !… J’évoque le quai aux Fleurs, au printemps, avec les pots de jacinthes alignés, les jonquilles et les narcisses, tout ça odorant à qui mieux mieux…

Je pense à des coins alpestres, purs et bleus. Je respire des parfums de femme…

Un grondement de moteur ! Une auto déferle dans la rue. Au bruit, je sais qu’il s’agit de la Jeep.

Une galopade, des cris, des appels ! Des silhouettes passent sur le trottoir, près de nous, au-dessus de nous, sans nous voir. Des poubelles, ça leur vient pas à l’idée. Ça leur paraît trop petit à première vue, trop malodorant. Ils passent. Ils s’éloignent. La rumeur louvoie à travers le quartier, s’y faufile. Elle s’anéantit progressivement.

Par mesure de sécurité, je laisse passer du temps. Puis je siffle entre mes dents. Mais Béru ne répond pas.

Je me dégage de ma poubelle, j’exécute quelques mouvements décontractants et m’approche de la couche nuptiale du Gros.

Il dort !…

CHAPITRE VIII

Dès qu’il s’arrête, il pionce, le Gros. Et c’est cela qui fait sa force, lui assure son équilibre. Je renverse à nouveau la poubelle pour faciliter son éviction. Il tombe dans le tas d’ordures, paresse quelques instants et murmure :

— C’est en ordre, mec ?

— Pour l’instant, oui. Filons !

Mais toujours la même question, pertinente en diable :

— Où aller ?

— Je ne vois qu’une solution, lui dis-je, l’ambassade de France.

Ça le pousse au ricanement, Bébé-Lune.

— On risque pas d’être reçus dans le grand salon d’apparat, mon pote, de la façon qu’on malodore les deux ! Vise, j’ai des écailles de poissecaille plein mes tifs ! Ils vont appeler police-secours si on carillonnerait maintenant !

— On parle français, Gros.

— C’est vrai qu’avec la menteuse on se tire toujours d’embarras, comme dit un de mes aminches qu’a le bec verseur fané, murmure le Gros. Tu sais où qu’elle perche, toi, l’ambassade de France ?

— À Brasilia, me souviens-je.

— C’est loin ?

— Mille kilomètres environ, mais il doit bien rester des annexes à Rio !

— Et tu espères te rencarder auprès d’un monsieur l’agent ?

Au lieu de répondre je me mets à marcher vers le centre. Nous déambulons sans encombre jusqu’à une large artère plantée de palmiers.

Tout mon être est tendu, mon regard fouille l’obscurité. Bref, j’ai les caractéristiques d’un type aux abois. Je détecte, dans le lointain, un cordon de poulets, ou de soldats, qui barre la rue et interpelle les passants.

— Pas par la, ça chlingue le roussi, dis-je au Gros.

— Eh bien, dis donc, murmure l’Écaillé, tout ce dépliant de forces pour nous, c’est bien de l’honneur !

Il a déjà opéré sa volte-face, mais je ne le suis plus. Mes yeux se sont posés sur un grand magasin, de l’autre côté de l’avenue, et je n’arrive plus à les en détacher.

— Tu t’annonces, oui ? bougonne Bérurier.

Je suis en train de lire : « Librairie Française ». Je me sens hypnotisé, fasciné, camé, grisé et tout ce qu’on voudra. C’est déjà beau, en soi, une librairie. Mais française ! Alors là, ça dépasse tout.

— Qu’est-ce que tu mates ? chuchote mon ami, troublé par mon attitude.

— Regarde !

Je lui désigne l’enseigne qu’un lampadaire proximitif éclaire abondamment.

— Et alors, tu veux pas aller t’acheter les Mémoires de guerre du général à c’t’heure, mon pote ; d’ailleurs, t’es raide comme un passe !

— C’est ici que Martial Vosgien a disparu, Gros !

— Oh ! oui, c’est juste ici…

Son silence rejoint le mien dans une communion poulardienne. Nous ne sommes plus deux fugitifs traqués, mais à nouveau deux chiens de chasse. On frétille de la matière grise, mon Béru et moi. C’est plus fort que nous.

— Arrive ! décidé-je en traversant la rue.

Il ne me demande pas mes intentions. Sa soumission vient de ce qu’il éprouve des sentiments rigoureusement identiques aux miens.

La librairie est située à l’angle de l’Avenida et de la rue Cabandelmas. Ainsi que me l’a précisé le sieur Valéry, elle comporte deux entrées : une grande et une petite. Je regarde à travers la vitre le magasin désert, avec ses rayons géométriques. Il a été facile à Vosgien de s’esbigner car le local, à cause précisément des rayonnages placés en épis, constitue une espèce de petit labyrinthe.

— T’as l’intention d’entrer ? s’informe le Gros.

— Le désir seulement, car les flics m’ont piqué mon sésame avec le reste.

— Et alors, s’emporte le Magistral, tu te figures qu’y a que ta bricole des arts ménagers qui peuve délourder ?