Il me fait face. Il voudrait parler, mais il ne peut pas, car il chiale ; et moi aussi. Sa main lâche celle d’Isabel et se tend vers moi. Je la presse.
— Merci de me croire, dis-je, et à jamais, vieux Bayard fatigué !
— Mais où que t’étais été ? demande Béru.
— Aux cagoinsses, mon pote !
— En pleine cérémonie ?
— La nature, comme l’Église, a ses commandements, plaidé-je. Allez, zou ! barrons-nous, j’en ai classe.
Il me croit devenu frapadingue.
— Dis, San-A., t’aurais pas chopé une crise de palladium[25] dans cette ménagerie ? T’as des vapeurs, mon gamin ! Juste comme on va p’t’être avoir de l’information, v’là que tu veux plier la tente !
— Je crois que je viens d’être touché par la grâce, Gros. Je me suis dit exactement ceci : nous n’avons pas retrouvé Vosgien, mais nous avons — grâce à ton zèle — prévenu un terrible attentat. Ce faisant, nous nous sommes drôlement fourrés dans la pestouille. Essayons de nous en sortir au lieu de continuer un rodéo ridicule dans ce pays déroutant. Mate un peu ces guignols en transes et dis-moi si on peut logiquement enquêter dans un tel bouzin ! Si tu veux mon avis : Martial Vosgien en a eu sa claque de sa guérilla et il a dit bye-bye à tout le monde. Alors, faisons comme lui, camarade !
— Écoute, proteste Béru, on pourrait tout de même, vu qu’on est là…
— Ballepeau ! On rentre, c’est un ordre !
— T’en as de suaves, rentrer z’où ? On a toute la flicaille de Rio au panier !
— On va retourner à l’hôtel !
Il s’effare, sincèrement alarmé pour ma raison.
— Mais t’as le cervelet qui saigne du nez, mon pote ! Ils ont inverti l’hôtel, les roycos, tu t’en gaffes bien !
— Nos chambres ont été fouillées. C’est le seul endroit où ils ne viendront pas nous chercher.
— Et dans l’hall de l’hôtel, ils ont pas placé des poulagas derrière chaque pot de fleurs, non ? Et le personnel de la Cabane Kopa Palace, il nous connaît pas, p’t’être ?
— J’ai trouvé le moyen d’entrer peinardement, et même de dire bonjour aux flics en faction sans le moindre risque, mon petit chou.
Ça le méduse, comme eût dit Géricaut.
— Toi ? fait-il, en plein office, alors que le prêtre est précisément en train d’égorger un poulet à l’intention de San-Antonio de Padova, mon patron.
— Moi, réponds-je. Ça te la sectionne, hein, mon vieux Casanova de bal musette ! Fais ce que je te dis, et tu vas la retrouver, ta Fernande, avec la manière de t’en servir.
Ça finit par le décider.
Le temps de murmurer à Mme Buisson que « merci beaucoup de votre obligeance, mais il se fait tard et je crains que madame ma mère ne supporte pas très bien cette ambiance », et on dehote sans que je virgule un seul regard en direction de Vosgien.
Une fois dehors, sous la pluie qui commence d’intermitter, Félicie, accrochée à mon bras, me murmure entre deux bourrasques :
— J’espère que cet homme trouvera la paix du cœur, mon grand.
Je la dévisage. Elle a pas les yeux dans son aumônière, m’man.
— Il m’a l’air de la chercher, en tout cas, dans la bonne direction, je lui réponds.
CHAPITRE X
Huit plombes ! Le soleil est revenu et le Pain de Sucre étincelle au soleil.
Nous venons de quitter le magasin de l’amusante, de l’hospitalière Mme Buisson après y avoir éclusé moult cafés (du Brésil) pendant que m’man allait effectuer certaines emplettes dont je vous causerai plus loin.
Notre taxi se fraye difficilement un chemin dans les rues envahies par les travestis. Car c’est le carnaval qui démarre, qui explose, qui affole ! On voit déferler des groupes de gars vêtus d’extraordinaires costumes et qui se trémoussent déjà au rythme des trompettes, des sonnailles et des tam-tams. Les mecs de Rio économisent toute l’année pour se payer les beaux atours de leur carnaval, ils ne vivent que pour lui, voilà pourquoi le carnaval de Rio est unique au monde. Il est mystique. Il est religieux. C’est un acte d’amour.
— J’ai vu bien des carnavaux, déclare Béru, mais je dois admettre que çui-ci n’est pas dégueulasse, chère maâme.
— C’est beau, oui ! approuve Félicie, qui a de tout petits yeux à cause de sa nuit presque blanche.
— Tu crois qu’on passera inaperçus avec nos déguisements ? me demande le Gros.
L’imbécile ! V’là qu’il vient de vous manger le morceau. Moi qui ne voulait vous affranchir qu’au dernier moment pour vous emménager la surprise… Enfin peu importe, ce sont en effet des travestis que Félicie est allée nous empletter à l’ouverture des boutiques. Elle a acheté un bath costume de gladiateur au Gravos, avec cuirasse en carton argenté véritable, heaume à changement de vitesse, poignets de force, jupette de mailles et tout. Pour moi, un domino avec une tête de pierrot blême. Elle sait que je joue sobre. D’ailleurs, dans le tandem, c’est toujours Béru qui fait l’Auguste et moi le Pierrot discret, vous remarquerez…
On se fait délester un peu plus loin que l’entrée principale du palace. Une porte donne sur la piscine. De là, par le service, on peut appeler les ascenseurs. C’est prévu pour les clients qui descendent se baquer en maillot, ainsi, ils n’ont pas besoin de traverser le hall. Par mesure de sécurité, nous entrons sans Félicie et nous demandons au liftier de nous cracher un étage au-dessus du nôtre.
Nous v’là peinardement dans la place.
— Rabattons-nous dans la turne de Félicie, décidé-je, j’ai certains coups de grelot à donner et je ne peux décemment pas appeler de ma chambre.
On se pointe donc au Félicie’s office. Je dégoupille le combiné et je demande le numéro de la propriété de Vosgien. C’est Valéry qui répond. Il est angoissé à cause de l’absence de Carole. Je le rassure et lui apprends qu’elle a dormi au Copacabana. Il explose alors en me traitant de suborneur, de menteur, d’arnaqueur. Il m’accuse de les avoir laissé molester par Béru, et d’un tas de choses plus coriaces encore. Je le laisse se vider, et puis je parle. Et ce que je lui dis lui glace le raisin dans les pipe-lines, faites-moi confiance. Je lui raconte que Martial Vosgien est mort et leur attentat désamorcé. Que son futur, à lui, Valéry, ressemble à un mur de cabinet d’aisances public, et que s’il ne se tient pas extrêmement à carreau, il risque, non seulement de ne jamais revoir la France, mais de ne plus très bien voir le Brésil non plus, pour la bonne raison que si on raconte dans la presse la manière dont ils ont vendu la mèche de l’attentat, ses potes se cotiseront pour leur offrir un tueur à gages diplômé avec tous ses accessoires, à Staube et à lui.
Pétrifié, il n’en décoince plus une syllabe à l’autre bout. Ce que n’entendant plus, je lui dis que s’il continue de se montrer coopératif, tout se passera bien et qu’il pourra aller se refaire une situation en Argentine ou dans la périphérie vu que l’agriculture y manque de bras, et les bœufs de bouviers. En fin de blabla, je lui place la question qui me turlupafe.
25
Nous nous perdons en conjonctures. Béru a-t-il voulu dire paludisme ou délirium ?