— Ce zèbre, gronde Bérurier, lorsque nous rejoignons mes camarades, ce zèbre, dès que le mal de dromadaire m’aura passé, je vais te lui faire une de ces tronches que les zigs de son patelin prendront les chocotes en le voyant.
Sur cette forte promesse, Sirk prend place sur le dromadaire vacant. En voilà un qui se farcit une drôle de charge utile, je vous le dis. Si la S.P.D.A.[3] passait par-là, elle nous collerait un procès aux noix, c’est mathématique.
Seulement personne ne passe par-là.
Quant aux procès éventuels, on s’en tamponne les paupières avec une pelle à gâteau.
Tout le reste du jour nous allons, d’une allure morne et ballottante. Une sorte de torpeur nous coule dans les membres. C’est à peine si, de temps à autre, je mate ma boussole, histoire de m’assurer que nous cheminons bien dans la bonne direction.
Sur le soir, enfin, lorsque la ligne d’horizon devient d’un violet prometteur et que le sable blanchit, je donne le signal de la halte. Sirk, qui veut se réhabiliter, car il comprend que sa position est intenable désormais, nous plante la tente et confectionne le thé. Béru, qui ressemble à un abcès sur le point de percer, s’abat sur sa couverture. Il a les yeux comme deux virgules de cabinets publics et un teint plus plombé qu’une valise diplomatique. Il se remet un peu à exister lorsque Pinaud, qui continue, ma foi, de se comporter comme un méhariste chevronné, ouvre une boîte de conserve.
— Qu’est-ce que c’est ? demande le Gravos.
— Des tripes à la mode de Caen ! annonce la Vieillasse.
Ça le dope, Béru. C’est un peu comme si on lui passait des sels sous le nez.
Il mange gaillardement, et va farfouiller dans ses bagages. Il y déniche une bouteille de Chambertin.
— Votre thé des familles, fait-il, vous pouvez vous en faire des lavements. Pour colmater des brèches comme celles dont auxquelles j’ai eu à subir, y’a que le Bourgogne.
Effectivement, lorsqu’il s’est éclusé sa bouteille, le Régénéré entonne les Matelassiers, son hymne réputé. Rassuré sur son sort, je mets les menottes à Sirk et nous nous endormons.
Le lendemain, y a de l’animation dans le camp. Dans la vie, voyez-vous, tout est question d’adaptation. L’homme est fait pour s’acclimater à toutes les conditions atmosphériques, à toutes les fantaisies climatiques, à toutes les latitudes et longitudes, à tous les chagrins. C’est lui le vrai caméléon de l’univers, lui seul. Il prend la couleur du milieu ambiant. Il devient rouge ou blanc, gentil ou méchant, résigné ou révolté. Il subit le froid ou la chaleur, la prison ou le désert. Un vrai prodige !
— Aujourd’hui, annonce le Gravos qui au lever n’a rien perdu de sa bonne humeur du coucher, aujourd’hui, les gars, je sens que ça va carburer.
Nous plions bagages et reprenons place sur nos montures.
Le Gravos étudie attentivement la manière de procéder de Sirk. Ayant fait coucher son dromadaire, il se place à califourchon sur son encolure et crie le yé-yé d’usage, mais, contre toute attente, l’animal demeure accroupi.
— Et alors ! gronde le Mastar, lequel voit soudain sa belle énergie inemployée. Qu’est-ce qui se passe, mon vieux bosco ?
Il réitère le signal, sans plus de résultat. Le dromadaire ne se redresse pas.
— Hé, San-A. ! me lance Sa Gonfle. J’ai une panne de démarreur.
— Mets le starter ! conseillé-je en riant. Il est froid, ton ruminant, Gros.
Hélas ! Sa Majesté a beau s’escrimer, le bossu ne veut rien chiquer pour la décarrade. Il reste imperturbable, mâchonnant on ne sait quelle confuse rancœur, la paupière lourde et le nez tombant.
— Y devrait pourtant avoir le feu au dargif avec ce que j’y ai fait gober ce matin, lamente son noble cavalier.
L’inquiétude me mord les chpouques bivalantes.
— Que lui as-tu fait prendre, Gars ?
— Un gorgeon de Muscadet pour le mettre en train.
— Quoi !
— J’ai cru bien faire. Je m’ai dit que la journée allait être dure et qu’il fallait lui filer un petit remontant à mon chameau monoplace.
— Espèce de voix vomique ! Tu lui as fait ramasser une biture, à cette pauvre bête !
Pinaud rigole comme un petit fou.
— L’animal le plus sobre de la création qui se ramasse une malle, on n’avait encore jamais vu ça !
— Si je lui ferais boire un peu de café fort ? demande l’Ignoble.
L’envie d’étrangler la moitié de l’humanité et de faire fusiller l’autre moitié s’allume en moi, sauvage, impérieuse.
— Et notre provision de flotte, crétin ? rugis-je. Tu ne t’en soucies pas ! Du café au dromadaire ! Il faut de l’eau pour le confectionner, non ?
— Si peu, plaide l’Hénorme. T’inquiète pas, la flotte, je la ménage. Tiens, ce matin, pour me laver les nougats j’ai pris juste ce qu’il fallait.
Du coup je saute de mon animal et me précipite sur mon ami.
— J’ai bien entendu, Gros ? Tu t’es lavé les pieds ce matin ?
— J’ai le droit ! fait-il, Quand on se balade en babouches et qu’on peut rencontrer sur son chemin une jolie mousmée, faut être paré, gars. On porterait des chaussettes je me serais abstenu. Mais j’avais pas les chevilles Persil.
Je le biche par la gandoura.
— Misérable baudruche ! tonné-je. On est rationné en flotte. Et toi, qui de mémoire de plombier ne t’es jamais lavé les pinceaux, c’est ce moment que tu choisis pour le faire ! Tu mériterais que je t’égorge ! Allez, cramponne-toi ! Je vais le faire démarrer, ton dromadaire.
Je défais la ceinture de cuir qui serre mes fringues et je frappe le dargeot de la bête.
Il ne paraît même pas s’apercevoir de cette flagellation, l’uni-bosse. On dirait même qu’il se marre avec sa bouille d’ivrogne.
— Il est aussi c… que Pinaud, ce bestiau, tonne le Gros. L’effet est immédiat. D’un bond, le dromadaire se met sur ses cannes et le voilà parti droit devant lui dans le désert.
Comme, par chance, il a pris la bonne direction, je le laisse aller.
Nous finirons bien par le rattraper un jour ou l’autre !
Béru, cramponné à sa selle, ne tarde pas à disparaître dans un nuage de sable et un flot d’insultes.
CHAPITRE VI
Deux jours s’écoulent.
Nous nous dandinons sur nos montures en regardant défiler nos ombres biscornues. Nous avons les fesses en marmelade et la peau qui nous brûle autant que le gosier.
D’après mes calculs, nous avons dû parcourir le tiers de la distance qui nous sépare de l’émirat d’Aigou. Donc il nous faut arpenter les dunes pendant encore quatre à cinq jours sous ce soleil forcené. Pour comble de bonheur, il ne reste plus beaucoup de carburant liquide. Le Gravos, qui s’était muni de quelques bonnes bouteilles, les a bues, mine de rien dès le premier jour, ce qui l’a guéri du mal dromadairien, mais dès le deuxième, sa pépie le tenaillant, il s’est rabattu sur l’eau de nos outres. « Juste une petite lichette, histoire de m’arroser la glotte » prétendait-il chaque fois. Seulement une gorgée bérurienne ça n’est pas la gorgée de tout le monde. Un demi-litre à chaque lampée, c’est sa capacité buccale, à Béru. Avec de l’entraînement, il pourrait sûrement faire mieux.
À l’aube du troisième jour, je déclare l’état d’urgence et je fais attacher les deux dernières outres de flotte sur ma bête afin de pouvoir mieux les contrôler. Le rationnement, ça n’a jamais créé une bonne ambiance dans la troupe. Chez les civils non plus, du reste. Aussi mes méharistes me font-ils grise mine.