— Mets-toi en tenue, Béru, ça va être à toi de jouer.
Il grogne, se gratte l’abdomen et se lève en gémissant.
— Ma tenue, dit-il, elle est pas dure : je reste en slip.
Il prend une bouteille d’encre et une autre de teinture d’iode. Nanti d’un tampon d’ouate, il constelle son Éminence (qui en possède pourtant une belle quantité) de taches ocres et de taches noires.
— Je le léoparde, m’explique le Gravos, ça fait plus lutteur, tu saisis l’astuce ?
— Ah ! le complimenté-je, le Système D. n’a pas de secret pour toi, Béru. Tu le hausses au niveau des sciences exactes.
Content de lui, il réclame une bouteille d’huile et s’oint de lard. Après quoi, il opère quelques exercices d’assouplissement.
— Bon, paré, dit-il. Je suis bien en jambe, bien en souffle et mes mécaniques ont jamais z’été plus rodées.
Il descend dans le jardin où va avoir lieu la représentation et se présente sur la piste préparée pour les numéros, d’une démarche noble et lourde de gladiateur.
Tout le monde est là.
— T’as pas trop le trac ? je chuchote au Mahousse.
Il me regarde avec stupeur.
— T’es louf ou quoi, San-A. ? Le trac, moi ? T’as lu ça dans Fillette-Magazine. Y a qu’une chose qui me fait peur, vois-tu, c’est qu’on me refile une mauviette comme partenaire. Du coup, je perdrais la face et ça me serait duraille. Quand je me coltine avec un zig, j’aime que le zig dont au sujet duquel il est question ait du répondant dans les mécaniques sinon y a pas de charme.
À ma demande, on a planté quatre pieux sur la piste. Ce sont des pals piqués à l’envers, en somme. Et on a tendu une corde autour pour figurer un ring.
Béru passe sous la corde et se présente à la fringante assistance, les bras en V, dans l’attitude du jevousaicompris réglementaire. Il fait un gros bide. Les Arbis de la haute sont avares de leurs bravos et ne les accordent qu’aux vainqueurs.
— Ils sont constipés des phalanges, me fait observer le Gros, bougon en revenant dans son coin où je le manage, une serviette à la main.
— Les beignes, ça va être pour saluer ton triomphe, Gars, le réconforté-je.
L’émir Obolan, qui est assis à la gauche de l’iman Komirespyr, pour la bonne raison qu’il a pris l’iman à sa droite, fait un signe.
Alors il se passe quelque chose. Un être surprenant, quasi préhistorique surgit. Il mesure deux mètres dix au moins. Il a une cage thoracique large comme une barrique. Il est noir et aussi velu qu’un gorille. C’est presque un gorille, il en a eu un, en tout état de cause, dans ses ascendants directs. C’était soit sa maman, soit son papa. Peut-être les deux, au fond ? Y aurait qu’un grand-père homme. Oui, c’est possible.
Bérurier sourit.
— Ils sont mal organisés, les organisateurs, plaisante-t-il. Ils mélangent déjà les numéros. V’là qu’ils annoncent la ménagerie en même temps que la lutte à main libre !
Je ne partage pas sa bonne humeur, car je viens de piger que cet être gigantesque, monstrueux, antédiluvien, c’est le partenaire de Bérurier.
L’émir se dresse et, tourné vers ses hôtes, leur baragouine quelque chose de sa voix plus sucrée qu’un kilo de rahaloukoums. Ils approuvent silencieusement.
Alors Obolan s’adresse à nous.
— Étrangers, fait-il, voici l’adversaire qui a été choisi pour le combat. Son nom est Durondubaiduradada, ce qui signifie « Tranche-Montagne ».
Je file un coup de saveur à Béru. Il est pâlichon, le biquet.
— Si que vot’ Majesté voudrait me permettre, fait-il, ce gentèleman et moi on n’est pas de la même catégorie. Moi je ne suis que dans les lourds, tandis que lui est au moins dans les impesables.
— Nous n’avons pas à entrer dans ces considérations, fait sévèrement Obolan. J’ajoute, ajoute-t-il en effet, que pour donner plus d’âpreté au combat, j’ai décidé que le vainqueur recevrait une bourse de mille klitoris et que le vaincu serait castré.
Si le tonnerre tombait sur la bouille du Mastar, il ne serait sûrement pas plus étourdi.
— Vous dites, Monseigneur Sa Majesté ?
— Que le vaincu sera castré dans l’heure qui suivra le combat. Le vainqueur est celui qui aura fait perdre connaissance à son adversaire. Allez, et, comme le dit un proverbe kelsaltique : que le meilleur ne perde pas !
Je suis atterré. On entend castagnéter le râtelier du Gros. Ses genoux s’unissent dans la frousse.
— Mais je refuse le combat, me dit-il. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à ce king-kong, à part lui lancer des cacahuètes ?
— Trop tard, Gros, nous sommes au pied du mur.
— Nous ? On voit bien que c’est pas tes précieuses qui sont dans la balance. Moi, je vais te bonnir une chose : j’aime mieux clamser plutôt que de rentrer à la maison sans mon matériel à distribuer des frissons. Jamais un Bérurier n’a fini sa vie avec ses prunes dans une boîte à bijoux.
Il est interrompu par une aigre sonnerie de flûtes.
— Tu dois gagner, Béru. C’est la seule solution possible. Prends-le au corps à corps. C’est un colosse, il est balourd. Empêtré dans sa viande, tu vois pas ?
Le Gros s’éloigne, pitoyable, c’est le cancre puni qui s’en va au piquet. Il est minuscule tout à coup devant Tranche-Montagne.
Une puce !
L’autre, qui a des usages, lui tend la main pour le paluchage pré ambulatoire. Béru, maussade, laisse tomber sa dextre dans celle du super-gorille et le voilà qui pousse une beuglante en tombant à genoux.
— Oh ! le bandit, qu’il éructe le Mastar, qu’est-ce qu’il vient de me filer comme électricité extatique dans les salsifis ! C’est pas de jeu. Il a un étau en guise de mains !
Le combat commence. Sa Majesté affolée commence par tourner autour du king-kong comme s’il cherchait une brèche par laquelle s’évader. L’autre pousse des grognements d’ours et le fixe sans aménité. Et tout à coup, comme le digne Béru passe à sa portée, il lui file une manchette. Étourdi, Sa Pomme chancelle et met un genou en terre. L’autre s’avance pour le finir.
— Fais gaffe, Mec ! je supplie, il va te cloquer la manchette lapinière !
Dans un suprême effort, Béru roule de côté et le bras de l’homme-montagne s’abat à vide. Mon camarade se relève et fait front à nouveau. Dans l’assistance, chacun retient son souffle.
Tout en décrivant des esquives, le Gros fulmine.
— C’est pas de jeu. Je déposerai une plainte à la fédération de catch. C’est le combat de David contre Colgate !
— Saoule-le, Gros ! exhorté-je. Tu le promènes en rond, et tu risques la feinte à Jules.
Il m’obéit. Très vite, en sautillant, mon ami oblige son redoutable vis-à-vis à tourner presque sur place. C’est un lutteur, mais pas un valseur, Tranche-Montagne. Quand il a fait huit révolutions complètes sur soi-même, il dodeline un peu.
— La boîte à ragoût, Gros ! suggéré-je.
Sa Pomme a pigé. Il feinte du corps par une nouvelle rotation et plonge, tête première dans l’estomac du Terrible.
On dirait qu’il vient de percuter la porte d’une église au volant de sa chignole. Ça fait un bing caverneux. L’autre n’a pas bronché, mais Béru est étourdi. Ses jambes sont en pâte de coing. On dirait qu’il marche dans les sables mouvants, l’émouvant.
Je le vois mal parti. Il tombe assis sur son derche, avec l’air pensif du gars qui vient de recevoir un wagon de briques sur la cafetière.
— Ne compte pas les étoiles, Gradu ! je lui lance. Pense à tes valseuses, c’est plus urgent.
Heureusement que le mammouth n’a pas une grande promptitude de réflexes, sinon il pourrait, d’un coup de tatane, décoller la noble hure béruréenne.