— S’il le faut, soupire-t-il.
Et le Gros de me dire :
— Pourquoi qu’il causerait pas ! C’est pas les amygdales qu’on lui a enlevées, tout de même !
Je le fais taire du geste.
— Sirk, reprends-je, dis-leur à tous que ce salopard est destitué et qu’ils s’arrangent pour lui trouver un successeur. Si ça ne carbure pas, on leur enverra les casques bleus, ces braves gens ne demandent qu’à aller faire des galas !
Sirk réunit ce qui lui reste de forces.
D’une voix de centaure (prétend Béru qui n’a pas le vocabulaire d’à-propos) Hamar traduit mon avertissement.
Une rumeur court dans la cour où la cour accourt[21]. Les carottes émiriales d’Obolan seraient râpées que je n’en serais pas autrement surpris.
— Si je criais un ordre, un seul, vous seriez immédiatement abattus, grince-t-il.
— Et toi avec, bouffi ! rigole Béru. Laisse quimper, va. Vaut mieux être un clochard vivant qu’un émir mort.
Je mate l’heure. Dans deux plombes, l’avion va — je l’espère — s’annoncer !
Avisant une jeep stationnée devant le poste de garde, j’y prends place avec mes compagnons et Obolan. C’est le Gravos qui se cloque au volant. Il commence par une fausse manœuvre et enclenche la marche arrière, mais vite il rectifie le tir et nous déhottons sans que quiconque ait levé le petit doigt pour nous en empêcher.
— Ils n’ont pas l’air tellement peinés de vous voir partir, fais-je observer à l’émir. Vous avez des enfants ?
Il secoue négativement la tête.
— Cinquante bonnes femmes et pas un lardon ! pouffe notre émérite conducteur, c’est pas pour dire mais ça n’arrange pas ton standinge.
Tandis que la jeep cahote dans les ornières des ruelles, je mate alentour dans l’espoir de découvrir Pinaud et Alcide Sulfuric (plus connu sous le matricule de S 04 H2). Je ne les vois pas.
— Où qu’on se dirige ? s’informe sa Graisseuse Majesté.
— La dune que tu vois à gauche…
Il roule. Parfois, il s’écarte de la mauvaise route. La jeep patine dans le sable, mais elle est conçue pour et, chaque fois, Béru parvient à la remettre sur le bon chemin.
Nous parvenons au sommet de la hauteur. Les ruines du mausolée se découpent, géométriques, dans le clair de lune blafard[22]. Je mate autour de nous et ne vois rien ; probable que Pinuche et l’agent secret se planquent. Ils n’imaginent pas que nous puissions radiner en chignole.
— Arrête, Gros.
Il stoppe et coupe les gaz. Je mets ma dextre en porte-voix :
— Oh ! Oh ! Pinaud ! je mugis.
Mais l’écho du désert me fait un retour d’invendus.
Béru, dont l’organe est d’une plus longue portée, me supplée.
Cet intérim vocal ne donne pas de résultats. Le silence de la nuit est profond comme une pensée de Pascal.
— La Pinuche n’est pas là, fait observer le Gros, lequel a un don d’observation infaillible.
— Descendons la dune. Il va falloir baliser le terrain pour que le coucou puisse se poser. Les phares de la jeep ne suffiront pas.
Une fois au bas du promontoire, j’ordonne à Béru et à la gente Lola de rassembler tout ce qu’ils pourront trouver de bois sec. La végétation est pauvre. Quelques lentisques, des chênes nains, des arbousiers…
— Vous en ferez deux tas à quatre cents mètres d’ici, ordonné-je. Lorsque nous entendrons l’avion, je ferai un appel de phares et il faudra mettre le feu.
Ils disparaissent. Le clair de lune est merveilleux. Il tombe à pic. Ces feux ne serviront qu’à délimiter l’aire d’atterrissage.
Lola et le Gravos partis, je reste donc avec l’émir et Sirk.
— Profitons de ce moment d’accalmie pour bavarder, fais-je à Obolan. J’aimerais que vous me racontiez un peu la genèse de l’affaire.
Il tire sur sa moitié de moustache et ne répond pas. Je lui enfonce le canon de l’arme dans les côtelettes.
— Vous m’entendez ?
Alors il parle. Son ambition, c’est de coiffer l’iman. Il veut faire du Kelsaltan un État unique, ainsi que le spécialiste des affaires arabes me l’avait dit chez le Vieux. Cet état, il le dirigerait. Seulement l’iman est fort à cause du pétrole qui lui assure le soutien sans condition des Ricains. Obolan a compris que seul il n’arriverait à rien et il s’est mis en cheville avec les Russes. Du coup, il est devenu leur homme de paille.
Ce sont eux qui ont organisé l’atterrissage forcé de l’avion. Aidés par les gens de l’émir, ils ont kidnappé nos deux agents. Obolan, selon lui, n’a fait qu’héberger les prisonniers dans ses geôles. Il a joué dans tout cela un simple rôle d’aubergiste, quoi !
— Et les fouilles dans le sable, qu’ont-elles donné ?
— Rien, dit-il.
— Vous êtes sûr ?
— Les Russes me l’auraient dit.
— Et nos agents venus enquêter ici et qui furent assassinés, hein ? Parle-moi un peu d’eux…
— Les Russes, murmure l’émir. Ce sont eux qui ont tout fait.
Il ajoute :
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Vous le verrez !
Je serais bien incapable de le lui dire. Pour ne rien vous cacher, il m’encombre déjà, Obolan. Jusqu’ici, il nous a servi de bouclier, mais maintenant il devient un sérieux poids mort.
Il est certain que ce genre de rapt peut créer de sérieuses difficultés diplomatiques. D’accord, il a participé à l’enlèvement de deux agents secrets français, mais lui, il est émir. Qu’on le veuille ou non, les torchons et les serviettes continuent de ne pas être rangés dans le même tiroir de la commode. Je pense que lorsque l’avion sera là, le plus simple sera d’abandonner le monarque. Il racontera ce qu’il voudra…
Ce qui m’inquiète surtout, c’est l’absence de Pinuche et d’Alcide, dit Gérard, dit S 04 H2. Maintenant, on peut espérer le zinc dans moins d’une plombe et si mes deux copains ne sont pas là à temps voulu, je ne pourrai pas faire poireauter le coucou.
— Descendez, l’émir et toi, fais-je à Sirk.
Je lui refile une mitraillette.
— Tu vas garder Obolan, Hamar. Pas de violences, mais de la vigilance, vu ?
Il acquiesce. Tous deux s’asseyent dans le sable, face à face. Je décarre et roule jusqu’au Gros qui joue au petit bûcheron.
— Pinaud n’est pas là, je retourne en ville.
— T’es louf ! s’exclame le Gros.
— On ne peut pas décoller sans eux. Je te parie que la Vieillasse fait la retape autour du palais en cherchant un moyen de nous délivrer. Il ne nous a pas vu partir, tu comprends ?
— Fais gaffe, balbutie le Mastar. La ville doit être sur le pied de guerre, après ce qu’on vient de faire à l’émir. Si on te pique tout seul, tu risques d’être léché par la foule.
— Tout le plaisir serait pour moi, assuré-je, mais je suppose que tu as voulu dire lynché.
— Je vais avec toi, décide Béru.
Je lui prends sa main valide.
— Non. En mon absence, c’est toi le boss de l’expédition. Si je ne suis pas revenu lorsque le coucou radinera, allume les feux et fais grimper tout le monde à bord, y compris Obolan. Vous attendrez un quart d’heure, pas une broquille de plus, vu ? Passé ce délai, vous décollerez.
Je le lâche et je ressaute dans la jeep.
Ce qu’il y a de glandouillard, dans la vie, c’est que rien n’est parfaitement en harmonie. Y a toujours des fausses notes dans le concert. Lorsque les cordes sont rodées, c’est les cuivres qui déconnent, évite Versailles (toujours Béru dixit).