Je regrimpe la dune. Je bombe vers la ville.
Il a vu juste, le Monstrueux, quand il m’a prédit que la bonne ville d’Aigou était sur le pied de guerre.
Il y a de la troupe dans tous les coins. Si je continue à vadrouiller avec la charrette, les militaires vont m’harponner aussi sec.
Je planque donc le zinzin plein de roues dans une venelle sombre. Je dissimule la mitraillette sous mon burnous et je rabats mon capuchon bas sur mes traits harmonieux, altiers, énergiques et séduisants[23].
M’est avis, les gars, que la partie qui se joue maintenant est duraille. J’appréhende pour ces deux pommes.
Avec ce déploiement de force, on les a déjà arquepincés, c’est sûr ! Ah ! misère. Et moi qui me réjouissais naguère à l’idée qu’ils avaient pu se tirer du palais !
Je fais dans ma jolie tête bourrée d’idées originales le calcul suivant : Pinaud sait qu’on a rancard à l’est de la ville avec l’avion de notre correspondant d’Aden… À l’est d’Aigou, c’est parce qu’il cherche le moyen de nous venir en aide. Mais que peut-il espérer, le pauvre cher débris ? Donner l’assaut au palais ? Allons donc ! Une première fois il nous a sortis de taule en allant raconter des calembredaines à l’émir. Mais cette fois, il ne peut plus…
Alors ?
Je marche, le dos rond, en affectant une claudication de miséreux. Des soldats investissent des maisons en gueulant comme des putois. Parfois, ils braquent des lampes électriques dans la poire de certains passants. Franchement, ça renifle le brûlé.
D’une seconde à l’autre, on va m’arraisonner.
Je file en direction du palais. Une foule considérable y grouille, que la police d’Aigou s’efforce de canaliser.
La révolte est en train, mes enfants. C’est du peu au jus. Surexcitées par la fiesta du jour, les foules kelsaltipes, en apprenant le coup de main qui a permis l’enlèvement de leur émir, ont pigé qu’on pouvait très bien se débarrasser d’un tyran et les Aigoutiers veulent exploiter la situation. Ce sont les jeunes, comme toujours, qui déclenchent la castagne. Toujours et partout, c’est la jeunesse qui commande. Lorsqu’elle en a assez de la routine à papa, elle se met à casser la cabane pour faire piger au pays qu’il vit toujours.
Le cerveau d’un pays peut être âgé, son cœur a toujours vingt ans.
Blotti contre un mur, je regarde se démener la populace. Ils ont fermé les grilles du palais.
Non, inutile d’insister, c’est terminé pour Alcide et pour Pinuchet. Je ne les récupérerai pas.
Une dernière fois, je jette un regard à cet édifice où nous avons vécu de si surprenantes aventures. Et que vois-je ? Par-delà les grilles, dans la lumière des projecteurs, soi-même ! Il est retourné dans la gueule du loup. Il marche dans le vaste jardin d’un pas rapide et va droit à un angle de la grille.
Je m’y précipite. Un soldat se dresse devant moi :
— Ouïaïa kelbodar ! me fait-il à brûle pourpoint.
Je lui réponds d’un coup de genou dans les valseuses. Puis par un coup de boule dans le clapoir. Il se liquéfie sans insister. J’arrive à la grille. Et que vois-je ? Alcide Sulfuric, dit Gérard, dit S 04 H2 qui attend Pinuchet à l’extérieur. J’opère ma jonction avec ces messieurs.
— Dieu soit loué ! s’exclame Pinaud. Vous êtes libres !
Brave homme ! Ce cri, c’est tout le Détritus. C’est sa bonté, son abnégation, sa gentillesse.
— Qu’est-ce que tu fiches ? dis-je.
— Y a plus moyen de sortir, ils ont barricadé les portes.
Je regarde la grille. Elle mesure deux mètres cinquante de haut. Un fil électrifié court au sommet des grilles acérées.
La Vieillasse est coincée, comme un vieux rat dans une nasse !
Il a les mains rouges de sang.
— Tu es blessé ?
— Non, mais je les ai ! me répond-il avec un angélique sourire.
Il ressemble à ces vieilles statues du XIIIe siècle en bois polychrome. Certains visages de saints grossièrement façonnés ont cet air béat, ou plutôt cet air de béatitude (je tiens au distinguo).
— Tu as quoi, Pinaud ?
— Les documents ! Je viens de passer un sale moment. Mais enfin, les voici…
Il me tend une pièce de monnaie. Elle est sanglante et malodorante.
Je la prends à travers les barreaux.
— Je vous expliquerai, me fait Alcide, dit Gérard, dit S 04 H2. Il faut faire sortir Pinaud de ce piège.
Je suis d’accord, mais comment.
— Et il s’agit de faire vite, renchéris-je, l’avion se pose dans un quart d’heure…
Je vais couper une palme à un Négrier-nain et je la lance contre le câble sommant la grille. Une gerbe d’étincelles en jaillit.
Pas la peine d’insister. Vouloir franchir la grille causerait une électrocution brutale et définitive du sujet.
— Écoute, Pinuche, dis-je. T’as plus qu’un moyen de t’en tirer : je vais te refiler ma mitraillette. Fais le coup de force à la lourde pour te la faire ouvrir.
— Ça ne marchera pas. Y a émeute. S’ils ouvraient la grille, les gars envahiraient le palais. Et puis cette mitraillette, tu peux en avoir besoin.
Il a un geste très à lui. Il regarde sa montre et murmure en branlant le chef :
— Vous avez juste le temps pour l’avion, San-A. La mission ne sera réussie que si vous le prenez. Il faut que les plans rentrent à la maison. Laissez-moi.
— Tu es fou ! hurlé-je.
Mais il me sourit.
— Un patron, commissaire, ça doit donner l’exemple. Pense au Vieux.
— Il faut faire quelque chose…
— Ne t’inquiète pas pour moi… Peut-être que j’arriverai à m’en tirer. Allez, partez !
Et comme je ne bronche pas, il murmure :
— Antoine, si tu ne pars pas je vais me fâcher. Tu sais que ça m’arrive une fois tous les dix ans, mais ça m’arrive. Si à trois vous n’avez pas disparu, je vais botter le derrière du premier garde que je rencontrerai.
— Il a raison, partons, fait Gérard.
Il brandit ses mains mutilées, toujours empaquetées dans des chiffons.
— Je ne vous serre pas la main, Pinaud, mais le cœur y est.
Moi, je la serre, la louche, à Pinuche. Je la lui serre comme je n’avais encore jamais serré la main à personne.
Dites, est-ce que ça ne serait pas des larmes, ce brouillard devant mes yeux ?
— Salut, Vieille guenille, balbutie-je. Je t’aime bien.
Il hoche la tête, sourit, puis écrase son pleur à lui à l’angle de son long nez triste.
— Tu feras mes amitiés au Gros, fait-il. Et tu feras part de ma tendresse à Mme Pinaud.
CHAPITRE XVII
Nous nous hâtons, l’un guidant l’autre, vers l’endroit où j’ai planqué la jeep. Tout en marchant, je serre, d’une main la pièce de monnaie que m’a remise Pinaud, de l’autre je tiens la crosse de la mitraillette, prêt à bousiller tout obstacle. J’en ai sec, mes gars, de mouler mon Pinaud dans ce bled pourri. Partir en le laissant ainsi, derrière moi, c’est vachard.
Nous retrouvons la bagnole. Alcide Sulfuric prend place à mes côtés.
Je démarre lentement, tous phares éteints. Au début, ça ne se passe pas mal, mais comme nous sortons de la ville, une patrouille nous barre le chemin.
— Vous pouvez tenir le volant pendant que j’arroserai ? je demande à Gérard.
— Je vais essayer.
— Bon ! Je fonce.
Je joue les hommes-orchestre. Mon pied droit enfonce la pédale d’accélération, tandis que mes mains libérées par l’assistance de Gérard se servent de la mitraillette comme Paganini se servait de son violon.