J’entre pour lui serrer la louche. On se dit des trucs importants, dans le style « Comment-ça-va-pas-mal-et-toi-il-fait-beau-aujourd’hui-mais-il-pleuvra-peut-être-demain » et je vais pour continuer inexorablement ma route semée d’embûches lorsque inspecteur-secrétaire de Péver, un grêlé qui tape à la machine avec deux doigts et la langue pendante, commence à procéder à l’interrogatoire de Sidi-l’Arnaque.
— Nom, prénom, date et lieu de naissance ! aboie-t-il.
L’Inculpé, qui a l’habitude de ces petites formalités, annonce la couleur d’une voix morne.
— Hamar, Sirk. Né le 18 mars 1930 à Fiksesh, Kelsaltan.
Avez-vous bien lu, mes frères ?
Ai-je, quant à moi, bien entendu ?
Du pas indécis d’un somnambule déambulant sur une corde d’étendage, je m’approche de Sirk Hamar.
— Tu es né au Kelsaltan ? croassé-je, car je parle couramment le corbeau moderne et le lis non moins couramment dans les textes de La Fontaine.
— Ouais, articule-t-il, vous connaissez ?
— Ça ne va pas tarder. Tu y as passé combien de temps, dans ce bled, Sirk ?
— Une quinzaine d’années, m’explique-t-il. Ensuite, je me suis embarqué pour Le Caire. De là je suis allé à Marseille, puis enfin ç’a été Paris.
— La remontée vers le nord, plaisante mon très honorable collègue.
Le gars Mézingue n’a point envie de chahuter. Il est bouleversé par les caprices du hasard, votre San-Antonio capiteux, mes loutes.
— Par conséquent, poursuis-je, tu dois parler merveilleusement le kelsaltipe ?
— Puisque c’est ma langue maternelle !
Il a un sourire torve, Sidi-l’Arnaque.
— Mais vous savez, monsieur le commissaire, continue-t-il, si vous avez envie d’apprendre une langue étrangère, choisissez plutôt l’anglais ou l’espagnol, ça vous sera beaucoup plus utile, vu qu’un million de personnes à peine emploient le kelsaltipe.
Je cramponne Péver par une aile et l’entraîne dans le couloir.
— Mon cher Maurice, fais-je, car il se prénomme Henri, j’ai l’impression que je viens de toucher la poule aux œufs d’or !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ce serait trop longuet à vous expliquer. Dites-moi, où en est Hamar, du point de vue casier judiciaire ?
Péver fait une grimace que le chef de pub des pilules Pink lui achèterait une fortune.
— C’est plus un casier, c’est une poubelle ! rigole-t-il.
— Il est vraiment mouillé dans l’affaire des faux fafs ?
— Jusqu’à l’os.
— En somme, ça va chercher lourd pour sa pomme, s’il passe aux assiettes ?
— Il morflera vingt piges de placard sans dégoder, sans préjudice de la relègue !
— Parfait. Vous allez me rendre un service d’ami.
— Je ne demande pas mieux, affirme ce loyal confrère.
— Entreprenez cet arbi, faites-lui le grand jeu pour qu’il se mette à table et décrivez-lui son avenir sous un jour couleur de soufre. Bref, ce que je vous demande, c’est de faire l’abordage de son moral et de le lui mettre en pièces. Il se peut très bien que j’utilise ce malfrat à des fins très louables.
Là-dessus, je fonce chez le big Boss. Il est « en rendez-vous », comme disent les secrétaires ; mais lorsqu’il sait que son cher San-A. veut le voir, il sort dans l’antichambre à une vitesse supersonique.
— Patron, exulté-je, je crois que les dieux sont avec nous.
Il sourcille à cause de ce pluriel. Le Dabe est un homme extrêmement croyant et il n’aime pas qu’on standardise la divinité.
— Vraiment ?
Je lui bonnis le coup de Sirk Hamar. Il en reste comme douze ronds de flan.
— C’est pas possible ! tonitrue-t-il. Et moi qui avais remué ciel et terre pour dénicher un Kelsaltipe !
— L’éternelle histoire de l’homme qui cherchait la fortune et qui l’a trouvée dans son lit, Chef.
Il opine avec énergie.
— Cela veut dire que la chance est déjà avec vous, San-Antonio.
— Bref, je peux emmener ce ouistiti en expédition ?
— S’il y consent, oui.
— Il y consentira. Faites-moi confiance, je saurai lui chanter la poésie du pays natal.
— Vous l’emmenez à la place de Pinaud, alors ?
— Non, patron. N’oubliez pas que cet homme est un gangster. Nous ne serons pas trop de trois pour le surveiller, car il est probable qu’il cherchera à nous fausser compagnie.
— Carte blanche, San-Antonio.
Il me refile à la sauvette une poignée de mains complice.
— Le passeport de cet homme sera prêt en même temps que les vôtres et ses billets de transport aussi.
Je redescends chez Péver. J’ai idée que les beignes volent pas dans son burlingue, à moins qu’il n’applaudisse les tours de passe-passe d’un prestidigitateur. Je ne m’explique pas autrement les claquements qui retentissent.
Afin de lui laisser conditionner mon client, je m’assieds dans le couloir pour gamberger un chouïa à ce business. M’est avis que l’enfant se présente rudement bien, mes amis. J’espère que malgré vos cervelets déguisés en gelée de groseille, vous vous en rendez compte.
Car enfin, si nous avons avec nous un naturel du patelin parlant la langue sans accent, notre mission devient réalisable.
Bien sûr il ne faudra pas que Sirk Hamar joue au comte, mais je compte sur l’Estimable Bérurier pour le tenir en laisse.
J’attends un petit quart de plombe, puis je pousse la lourde. Ce qu’il y a de chouette avec mon camarade Péver, c’est qu’il ne plaint pas la marchandise. La frime de Sidi-l’Arnaque ressemble maintenant à un accident de chemin de fer. Il a une étiquette décollée, un lampion gros comme mon poing, le naze comme une tomate et lorsque je pénètre dans le bureau, il est en train de considérer avec une certaine mélancolie trois canines en parfait état sur le parquet. Ce furent les siennes.
— Eh bien, mon biquet, lui dis-je, y a ton horoscope qui a l’air de donner de la bande, à ce qu’on dirait ?
— Tous des fumiers ! me répond-il.
C’est impertinent, non ? En tout cas, Péver n’aime pas et lui octroie une nouvelle décoction de goumi qui déguise le crâne de Sirk Hamar en spoutnik accidenté.
— Dites donc, Péver, je fais à mon confrère, en ponctuant d’une œillade complice, pour que vous lui fassiez l’honneur de cette petite séance, il faut croire qu’il est dans des draps pas présentables, mon petit camarade.
— Pire que ça ! me répond Péver.
Il me virgule une œillade tout aussi éloquente et ajoute :
— Non seulement avec son affaire des faux talbins et son pédigrée couleur de ouatères publiques, il risque ses vingt ans de placard, mais j’ai idée que c’est lui l’assassin de la pleine lune !
— C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! hurle Sirk avec ses trois ratiches en moins.
On l’a à merci, mes chéries. Le poisson a mordu, il ne reste plus qu’à le ferrer en souplesse.
— Ah non, c’est pas vrai, gronde Péver en lui mettant la petite mandale convaincante sur le museau. Le signalement des différents témoins concorde. Je vais opérer une confrontation, mon petit gars, et tu seras identifié, fais confiance !
— J’ai des alibis, qu’il glapit, le démantelé.
Le geste insouciant de Péver achève de détruire ses espoirs. Bon, à San-Antonio de jouer.
— Cher Péver, dis-je, pouvez-vous me confier ce gentleman quelques minutes, j’aimerais lui parler.
— Faites !
J’entraîne Sirk Hamar dans mon bureau. Il renifle du raisin, le pauvre, que c’en est une bénédiction.