— M’est avis que ton destin n’est pas très présentable, mon pauvre bonhomme, lui dis-je. Du train où vont les choses, et avec un coriace comme le commissaire Péver au prose, tu finirais sur la bascule que ça m’étonnerait pas.
— J’ai pas tué, me répond-il en essayant de faire passer à travers ses lèvres fendues un maximum de sincérité. J’ai jamais buté personne, monsieur le commissaire.
Je me lève, contourne mon bureau et m’assieds en face de lui sur le meuble.
— Dis voir, Sirk, suppose que je sois la fée Marjolaine et que j’aie le pouvoir de donner un coup de baguette magique sur ton dossier afin de lui redonner la blancheur Persil ?
Il me fixe, la bouche béante sur ses gencives sanguinolentes.
— Tu as entendu parler des services secrets, Bébé vert ?
— Bien sûr !
— Ils nous demandent un petit coup de paluche pour mettre de l’ordre dans une affaire délicate au Kelsaltan.
Je guette ses réactions. Tout ce qu’il parvient à exprimer, c’est une totale incompréhension et encore emploie-t-il pour ce faire un moyen très rudimentaire : il fronce ses épais sourcils.
— Je dois donc aller dans ton bled en compagnie de quelques aminches. Incognito, tu piges ? Seulement, y a un os : nous ne parlons pas ta noble langue, mon petit pote. Je te fais donc la proposition suivante : on t’emmène avec nous et tu joues notre partie, moyennant quoi, au retour, on te dépose au Caire et tu te refais une belle vie toute neuve dans un autre pays que la France. C’est honnête, non ? On peut dire que tu as de la chance d’être Kelsaltipe. Montesquieu écrivait « Comment peut-on être Persan », cette exclamation pourrait s’appliquer à ton cas, mon lapin.
Il lui faut un certain temps pour contourner la situation. Enfin, un léger sourire perce sous ses limaces meurtries.
— Et ça consiste en quoi, le travail ?
— Nous partons là-bas rechercher des gars disparus. Pour ne pas éveiller l’attention, nous nous déguiserons en nomades arabes. Ça n’a rien de compliqué…
— À condition que vous ne soyez pas démasqués, assure Sirk Hamar.
Il lève ses mains emmenottées et s’essuie le nez.
— Si on découvre qui vous êtes, vous savez ce que vous risquez ?
— Vas-y !
— Le pal !
J’ai des picotements alarmés dans le fondement. M’est avis, les enfants, que c’est plutôt Charpini que je devrais emmener avec moi, vous ne croyez pas ?
— T’inquiète pas, Sirk, lui dis-je. Tout ira bien, nous sommes des orfèvres. Alors, que décides-tu ?
Il n’a pas l’ombre d’une hésitation.
— Oh ! je refuse, bien entendu !
Alors là, pour une déception, c’en est une. Je croyais l’affaire dans la fouille, moi ! Je pêche toujours par excès d’optimisme.
— Tu refuses ! m’étranglé-je.
— Oui, m’sieur le commissaire. J’aime mieux me farcir des années de trou en France et même grimper à l’Abbaye de Monte-à-regret pour une erreur judiciaire plutôt que de retourner dans mon pays.
— Voyez-vous ! Et pour quelle raison, if you please ?
— J’aime mieux ? répète-t-il, têtu.
— S’il y a des gars que le mal du pays travaille, c’est pas toi, Sirs !
Sa pauvre tranche ravagée par le séisme du bureau voisin esquisse une grimace.
— La France, m’sieur le commissaire, c’est ma vraie patrie. Je préfère y mourir.
Agacé par cette sotte obstination, je lève mes bras comme le fait le Général quand il va « Je vous ai comprendre » dans les peuples d’Outre-mer.
— Mais tu es plus sottement têtu qu’un âne rouge, mon gars ! Je te dis qu’on va là-bas en loucedé pour quelques jours. Je ne devrais pas te le dire, beau frisé, mais j’ai un fion grand comme une porte de hangar à Boeing. Tout se passera bien !
Hamar secoue la tête.
— C’est pas possible, m’sieur le commissaire.
Et il déclame, très oriental :
« Mettez une peau de chacal à un lapin, vous n’arriverez pas à faire croire à un chacal que c’est un chacal ! »
Il me collerait les flubes, ce gougnafier ! Oh ! mais c’est que le tracsir commence à me chatouiller la raie médiane !
Vous me connaissez, mes amis, j’ai rarement les chocottes. Et quand il m’arrive de faire bravo avec mes genoux et de jouer des castagnettes avec mes quenottes, je réagis toujours très vite, et très violemment.
Bondissant sur Sirk Hamar, je l’empoigne par les revers de son bath costar blanc à rayures noires et le décolle de son siège.
— Écoute, mon pote, lui soufflé-je dans le tarin éclaté, écoute-moi bien, quand un homme comme moi fait une proposition à un homme comme toi, c’est pas pour s’entendre répondre non, tu piges ? Tu viendras avec nous, que ça te chante ou pas, et tu feras ce que je te dirai. Et tout ira bien. Et on reviendra de chez tes empaleurs et je te moulerai au Caire. Tu seras sauvé malgré toi, tu piges ?
Il ne répond rien, détourne les yeux et suçote sa lèvre inférieure.
Je le remets à Péver en lui demandant de refaire une beauté à ce ouistiti.
Sur sa promesse, je me paie une virouze au labo. Le rouquin m’accueille avec son cordial sourire habituel.
— Besoin de mes services, commissaire ?
— Je vais t’exposer mon petit problème, Léon. J’ai un voyage à faire en compagnie d’un monsieur qui aimerait mourir plutôt que de faire ledit voyage.
— Heureusement qu’il s’agit pas d’un voyage de noces ! rigole le brave rouillé.
Il passe la main dans son incendie et cligne de l’œil.
— Si je comprends bien, vous cherchez un remède pour le faire tenir tranquille et même pour lui donner l’envie de vous accompagner ?
— T’es le type le plus intelligent de cette maison après le fameux commissaire San-Antonio, applaudis-je.
— Il faut que votre zèbre soit docile, quoi ? Qu’il marche, qu’il obéisse et qu’il ne fasse pas de pet ?
— Tout juste, Auguste !
— J’ai ce qu’il vous faut. Avant le départ, on lui fera une petite piqûre.
— L’effet dure combien de temps ?
— Quelques heures. Mais vous pourrez la renouveler.
— Mon type ne deviendra pas gâteux.
— Pas du tout.
— En ce cas, prépare-moi une petite trousse boy-scout pour demain matin.
Et je me débine, gonflé à bloc !
CHAPITRE III
Des zigs qui poussent de drôles de bouilles, ce sont les vendeurs du B.H.V. lorsque je m’annonce dans leur sous-sol débordant de richesses quincaillères. Je commence par le rayon des coupe-tomates, je me dis qu’en Arabie, ça doit intéresser l’indigène, ce genre d’article, vu que messieurs les Kelsaltipes n’ont pas grand-chose d’autre que les pommes d’or à se filer sous les chailles. Faut être pratique. Dans tous les patelins in the world, les gens adorent acheter des trucs qui ne servent pas à grand-chose, mais à la condition que les trucs en question possèdent une utilité apparente.
Je laisse le vendeur me baratiner et m’expliquer le fonctionnement de l’engin. C’est bête comme coupe-chou. Il y a une manivelle, un levier de vitesse et un volant. Ça ne se conduit pas plus difficilement qu’une deux-chevaux et ça te vous débite les tomates en rondelles minces comme les tranches de saucisson qu’on vous sert dans les restaurants à prix fixe.
Quand le bradeur m’a dûment démontré que cet appareil vous bouleverse une existence, au point qu’il y a la vie avant lui et la vie après, il se hasarde à me demander si j’en désire un.