— Non, lui réponds-je, mettez-m’en deux cent cinquante.
Il s’étrangle, le pauvre sous-terrain. Il blêmirait bien, mais comme il a déjà la blancheur endive dans son sous-sol sans soleil, il s’abstient. Quand on n’a que des tubes de néon pour bronzer, on ne peut plus se permettre les réactions de tout un chacun, c’est fatal.
Outre les coupe-tomates, je fais l’acquisition de trois douzaines de fixe-chaussettes et de quelques postes à transistors destinés aux gars huppés du Kelsaltan. Me voilà paré pour jeter la perturbation sur les markas du pays de Sirk Hamar.
Ayant de la sorte préparé mon expédition, je rentre à la maison. Félicie me vote un sourire radieux : elle est en train de préparer un couscous, ce qui est de circonstance, vous l’admettrez ?
En termes prudents, je lui apprends que je suis chargé d’une mission au Moyen-Orient. Ça fauche sa joie. Elle se disait aussi que ça n’était pas normal, le retour à la maison de son Grand sur les six plombes.
— Veux-tu que nous allions au cinéma après le couscous, M’man ? je lui propose.
— Tu y tiens ? me demande-t-elle.
— Pas plus que ça.
— Moi non plus.
Je suspends ma veste au portemanteau.
— J’ai envie de t’aider à faire la cuisine, M’man. O.K. ?
Elle en a les yeux qui s’embuent, ma parole ! C’est une dame qui pige tout, Félicie. Elle a très bien compris que si je suis aussi tendre, c’est à cause de mon départ du lendemain.
Elle sent que je cours un danger. Certains maris ont un drôle d’air lorsqu’ils viennent de faire du contrecarre à leur bourgeoise. Moi, j’ai sûrement une frite à part quand, comme le dit si éloquemment Béru, mes os risquent leur peau.
Je sais qu’elle ne me questionnera pas. Elle préfère ne pas le savoir, ce que je vais maquiller chez les arbis.
Tout en épluchant des navets sur la table de la cuisine, je me dis que, si je ne reviens pas de cette garce de mission, Félicie restera toute seulâbre dans notre petite maison douillette et j’en ai la gorge qui fait des nœuds, les gars. Je me pleurerais presque, si je m’écoutais. Non, ce n’est pas moi que je pleurerais, mais la solitude de Félicie. Les mères ne devraient jamais pouvoir perdre leurs lardons. C’est pas correct, il est indécent, le Bon Dieu, quand il permet de pareils coups fourrés.
De fil en aiguille, comme dirait mon tailleur, j’en viens à étudier ma mission d’un peu plus près. M’est avis que le big dabe nous a mis le nez dans un sacré sac de chose, les Gars ! il a trop lu Tintin, le Boss, ça a fini par lui court-circuiter le bulbe. Et puis faut dire aussi que son valeureux San-Antonio l’a trop gâté. À force de lui servir la lune sur un plateau à son petit déjeuner, il a fini par me prendre pour l’enchanteur Merlin.
Maintenant que je mate les choses un peu plus calmement, je réalise que je n’ai pas une chance sur cent de revenir du Kelsaltan. Parce qu’enfin, les agents qu’on a expédiés là-bas pour enquêter n’étaient pas des enfants de chœur. S’ils y ont laissé leur derme, au pays du pétrole et des empalés, c’est bien parce qu’ils n’étaient pas de taille à doubler toute une population, non ? La logique !
Monsieur le Directeur de mes trucs nous imagine fringués en arbis et jouant les caravaniers (d’Offenbach) à dos de dromadaire ! Moi je veux bien, mais j’ai idée que les Kelsaltipes vont un peu se frapper les jambons quand ils vont nous voir radiner sur nos ruminants à bosse.
Ils vont nous prendre pour Barnum ! Plus je gamberge à cette affure, plus je me dis que j’ai raison d’embarquer Sirk Hamar avec nous. Ce qui me chagrine, c’est qu’on soit obligé de l’empaqueter de force, pourtant j’espère que lorsqu’il sera au pied du mur, il se comportera vaillamment, ce malfrat du désert.
— Tu as l’air soucieux, mon Grand, balbutie ma Félicie en tournant son couscous.
À travers la vapeur elle a l’air irréelle, M’man. Une apparition. Je secoue la tête.
— Je suis un peu triste à la pensée de te quitter, je réponds.
— Tu en auras pour longtemps ?
— Tout dépendra de la manière dont mon enquête évoluera.
Elle acquiesce.
— Et tu pars seul, mon Grand ?
— Non, avec Bérurier et Pinaud.
Pour le coup, elle récupère un brin d’optimisme.
— Ah bon, ça me tranquillise, dit-elle.
Pas moi !
— Comment te sens-tu, mon vieux Sirk ?
Il semble marcher quelques centimètres au-dessus du sol. Son regard a quelque chose de pensif et ses gestes possèdent une étrange mollesse.
— Ça va bien, articule-t-il d’un ton monocorde.
Le Gars Béru me pousse du coude.
— Il sait même pas qu’on est en avion, je parle, fait-il. Faudra que je demande le nom de la drogue au Rouquin du labo, vu que j’aimerais l’expérimenter un brin sur ma bonne femme.
Il s’arrache un poil de nez qu’il mire à cette pure lumière qu’on ne trouve qu’à six mille mètres d’altitude.
— Berthe, ce serait le rêve qu’elle m’obéisse au doigt et à l’œil. J’y commanderais tout ce qu’elle a jamais voulu me faire depuis qu’on est marida.
J’attends une énumération salace, mais le Gravos récite, les yeux mi-clos, déjà pâmé :
— Des z’omelettes au persil, de la branlette de morue, du cœur de bœuf aux zoignons, et t’essaieras, et t’essaieras !
Je mate Pinuchet il a conservé son bitos dans l’avion et il dort par-dessous, comme un vieux chérubin fané.
Le Débris a pris place aux côtés de Sirk Hamar. Béru et moi occupons les sièges arrière, ce qui nous permet de surveiller le truand.
Jusque-là, tout a admirablement marché. Sirk a eu droit à sa petite piquouse des familles et il se tient sage comme une image pieuse représentant un Saint Jean-Baptiste pédé avec son petit mouton frisé. Je dois lui en faire une autre lorsque nous serons sur le bateau. Donc tout va bien. Le ciel infini n’a pas un nuage. Il est presque blanc de chaleur.
— C’est la première fois que je vais me poser en Arabie, déclare sa Grosseur. J’ai survolé déjà, mais je pionçais.
— Au fait, dis-je soudain, qu’as-tu acheté, comme denrées à vendre ?
Il me cligne de l’œil.
— Des tas de trucs, t’inquiète pas.
Je m’inquiète mais m’abstiens d’insister.
Au début de l’après-midi, nous atterrissons à Aden. La visite de la ville, ça sera pour une autre fois, mes fils, car notre barlu décarre dans deux heures et nous devons d’ores et déjà adopter la tenue arabe. Un correspondant du Vioque nous attend au volant d’une américaine décapotée. Il nous drive jusqu’à son bungalow, à l’orée de la ville. Là, des fripes nous attendent. C’est un spécialiste, le gars, et il a dû être tailleur dans une vie antérieure car faut voir comment qu’il nous les sélectionne vite fait, nos burnous, nos turbans et nos gandouras. J’ai emporté plusieurs boutanches de Bronzine de chez Molyneux et je barbouille la vitrine de Pinaud et celle — plus vaste — du Gros, avant de m’occuper de la mienne. Bref, au bout d’une plombe, nous ressemblons à d’authentiques Arabes.
Je me cintre comme un perdu devant ce spectacle encore jamais vu du Gros et de Pinuche déguisés en descendants de Mahomet.
La bedaine de Béru, sous la gandoura, ressemble à un ballon de rugby qu’il aurait chouravé dans un grand magasin et qu’il espérerait sortir en loucedé. Quant à Pinaud, jamais il n’a paru plus sec et plus lamentable. Une chaisière de province, mes chéries ! Quel dommage que vous ne puissiez vous régaler de sa vue !
— Faudrait s’occuper de messire Hamar, now !
Pour l’instant, il est affalé dans un fauteuil de bambou, essayant de surmonter le coup du même nom que le rouquin lui a administré.