— Dîner ! fait-il.
Il se décomate à vue d’œil, notre camarade. J’appréhende un éclat de sa part. Faudrait voir à voir qu’il ne nous chanstique pas notre position. Je le place sur la haute surveillance de Béru, ce prince de la manchette.
— S’il s’agite, calme-le en souplesse, mon pote. O.K. ?
Le Majestueux insinue sa forte dextre à travers sa gandoura et se fourrage dans le nombril.
— Fais confiance, San-A. !
— T’as des ennuis ? lui demande Pinuche en constatant que sa gratouille se prolonge.
Il est lugubre, le Gravos.
— J’ai idée que ça morpionne un peu sur ce contre-torpilleur, fait-il. J’ai toute une populace qui m’investit le bide, les gars. T’as de la Marie-Rose dans les bagages, San-A. ?
Ma réponse négative le désole. C’est soudain la hargne et la grogne à tribord. Il fustige mon imprévoyance. Il dit que des chefs militaires de la grande époque se seraient suicidés pour moins que ça.
Enfin, calmé, il nous suit jusqu’à la salle à briffer.
Faut voir le coinceteau, mes frères ! Et faut aussi voir le cuistot ! Imaginez une pièce tout en longueur, avec pour tout mobilier une longue table et des bacs. Le sol n’a pas été balayé depuis que le barlu est sorti du chantier naval. Ça chlingue vilain. On foule d’ignobles détritus, ce qui ne rétablit pas l’équilibre du pékin qui n’a pas le pied marin.
Or, précisément, comme nous prenons place à cette auge, en compagnie d’un tas d’autochtones, voilà le « Vermicelle » qui se met à tanguer, à tangoter, et même à valser.
— Quoi t’est-ce qui se passe ? demande Sa Majesté.
— C’est la mer d’Oman qui commence ! géographié-je.
Béru, qui ne craint pas le mal de mer, non plus que le calembour, assure que la mer d’Oman est une source d’em…
C’en est une surtout pour les autres convives. Pas une dame dans la salle à becqueter. Les nanas, ces messieurs se les mettent sous clé. M’est avis que ça doit être duraille d’encorner un pote au Pays d’Aladin ! Voilées, déjà ! Au départ, c’est pas fastoche de faire son choix quand la frangine ne montre que ses lampions. Y a rien de plus traître que les gobilles. On se fait des idées à cause de leur couleur et de leur éclat, mais si ce qui va autour est tartignole, on en est pour sa gamberge. On a allumé les vitrines pour rien. Égoïstes, qu’ils sont, les Arabes. Chez eux, y en a que pour le bonhomme. À lui la bouffe, le farniente, le bourricot et les joies luxueuses. Madame Ben Méchose, elle n’a que le droit de rouler le couscous et d’attendre le bon plaisir de son matou.
À l’arrivée, tous ces beaux messieurs, dans des gandouras impecs, pourvues de ceintures aux couleurs chatoyantes, font des magnes, ou plutôt, pour employer le langage de l’endroit, des salamalecs. On s’incline, on porte la main à sa bouche, à son cœur, partout. Et puis ça se met à jacasser vilain. Au début, Pinaud, désireux de jouer les fiérots, leur déballe son marocain des grandes revues militaires. Mais personne ne l’entrave, le pauvre chéri, et il en est pour ses frais.
En douce, je surveille le comportement de notre ami Sirk Hamar, lequel sort des vapes progressivement, il paraît doucement éberlué, le copain. Il pige pas.
Le cuisinier du bord, c’est un grand Noir grêlé qui guérirait le hoquet d’un tigre affamé. Il porte un grand tablier sale sur un short plus sale encore comme les bougnoules sur l’étiquette des bouteilles de rhum. Il dépose sur la table un plat immense rempli de je ne sais quelle abominable bouftance. Je veux pas être méchant avec la compagnie « Vermicelle »[2] mais la nourriture du bord, un cleb de chez nous n’en voudrait pas.
Ces messieurs ne font pas la fine bouche. Ils se servent et commencent à tortorer avec les doigts. Ça botte Béru, cette méthode. Il a toujours été contre les couverts, mon Gros. Les intermédiaires ne l’ont jamais emballé.
Tout se passerait bien si le « Vermicelle » ne faisait son grand fou sur les flots vert sombre de la mer d’Oman. Il a des remontées soudaines de funiculaire, puis il pique dans un creux et on a l’impression qu’il va s’y engloutir ! Les montagnes russes ! Au bout de vingt secondes, les convives cessent de jacasser. Au bout d’une minute, ils ne sont plus que quatre ou cinq (dont Bérurier) à bouffer. Pinaud est d’un joli vert par-dessus sa couche de Bronzine. Il m’annonce qu’il va se rapatrier sur les gogues. Comme il n’y en a qu’un à bord s’agit de ne pas se laisser prendre de vitesse. Je chipote un peu, moi aussi. C’est pas que je souffre du mal de mer, mais la jaffe me déprime. À force de gratouiller dans mon assiette je finis par découvrir une petite saucisse embusquée sous un tas d’immondices. Je plante les dents dedans. Oh ! ma douleur ! Si je mordais la flamme d’un chalumeau, ça ne serait pas pire.
Je cramponne mon verre de thé pour essayer d’éteindre l’incendie mais je n’y parviens pas. C’est corrosif, ces saucisses. Ils doivent s’en servir pour décaper l’étrave du navire quand le « Vermicelle » est en cale sèche !
Béru, lui, les trouve à son goût. Juste épicées ! comme il les aime, m’assure-t-il avec de grosses larmes plein ses joues.
Le bateau, maintenant, ressemble à un ascenseur dingue qui monterait et descendrait sans arrêt. Quand il plonge dans les gouffres marins, les cœurs remontent dans les gosiers ; par contre, lorsqu’il décrit son mouvement ascendant, les pauvres palpitants vont se réfugier aux fonds des estomacs pour crier sauve qui peut !
Juste en face de Sa Majesté, y a un gros cheik (avec provisions) qui porte la main devant sa bouche, l’air pas content d’être ici. Il arrive à contrôler sa nausée un court instant, mais les tripes, c’est impétueux quand ça s’y met. Et désobéissant, faut voir ! Le gros arbi à barbouze (il a un piège arrondi autour de la galoche) retire précipitamment sa main baguée de cuivre et balance dans l’assiette du Gros le début de son repas, plus la fin du précédent. Béru ne s’offense pas de ces livraisons intempestives.
— Ça n’a pas l’air de carburer, mon gars ? fait-il à son vis-à-vis sans s’émouvoir. Et il se remet à bouffer.
Moi je commence à trouver ma position intenable. D’autant plus que maintenant, la moitié de la tablée dégobille sur l’autre moitié. Sirk Hamar est du voyage. Lui aussi travaille dans le nougat. Les convives pleurent, gémissent et se traînent à quatre pattes vers la coursive. Les derniers mangeurs démangent maintenant. Il ne reste plus que le Gros qui s’empiffre éperdument, ravi de l’aubaine ! Il liquide ses assiettées en deux coups de cuillère et en reprend. Il ne s’aperçoit même pas qu’un délicat passager s’est servi du plat de fricot pour se dégager l’estom’. La vie lui appartient. Le bateau en tout cas. Il est seul maître à bord, le Répugnant. C’est lui qui fait la loi ! Le Neptune de la mer d’Oman et de l’Océan Indien tout entier, il est ici, mes amis, ne cherchez plus !
— Tu t’en vas ? me dit-il.
— Je préfère, fais-je. Le bout de la nuit, je viens de l’atteindre, Gros. J’ai besoin de revoir le soleil.
Sur le pont, c’est pas racontable non plus. Les passagers sont à plat ventre, à implorer Allah, Mahomet et tout le brain trust céleste entre deux hoquets.
Devant la lourde des cagoinces y a une véritable émeute because Pinaud s’y est barricadé et ne veut pas ouvrir au peuple. Enfermé dans son bastion, il défend la place héroïquement, le vieux débris. Il a lu les ordres du jour de Joffre et il est prêt à se faire tuer plutôt que de reculer. De la graine de héros, je vous dis ! Y a pourtant des vieillards à barbe blanche qui supplient. Des dames aussi, chassées des cabines par l’appel des cabinets. Leurs voiles flottent au vent. Elles ne sont plus masquées jusqu’aux yeux, maintenant, croyez-en votre San-A. bien-aimé. Et leurs grands jalminces ne songent pas à râler pour ce manquement aux usages. Chacun pour soi et Allah pour tous !