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On en voit des douzaines agrippés au bastingage, d’autres se cramponnent à tout ce qui est fixe. Le muezzin, épargné par le mal de mer, continue à jouer de la flûte. Les sons grimaçants de son instrument vont chatouiller les glottes surmenées. Ça en aide certains à puiser au fond d’eux-mêmes des ressources insoupçonnées.

Franchement, les poulettes, cette traversée, je ne suis pas près de l’oublier.

La nuit calme les flots tourmentés. Les passagers vidés réussissent à trouver le sommeil. Dans notre cabine, Pinaud et Béru ronflent à poings fermaga. Pour ma part je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à tout ce qui nous attend au Kelsaltan et aussi je surveille gentiment Sirk Hamar.

Il est allongé à l’autre bout de la cabine, c’est-à-dire le plus loin possible de la porte. Jusque-là il n’a rien dit, bien que son médicament ait cessé de lui faire de l’effet.

Par acquit de conscience, j’ai disposé autour de son bat-flanc des journaux froissés. Si je m’assoupissais et qu’il essaie de jouer la fille de l’air, le crissement du papelard foulé m’éveillerait sûrement.

Je réprime mon envie de fumer. À travers les minces cloisons du « Vermicelle », j’entends ronfler les autres passagers.

Ces respirations bruyantes s’unissent pour composer un concert étrange qui domine le bruit des machines.

Un léger froissement. Je regarde en direction d’Hamar. Ce petit fripon vient de poser un pied sur le plancher. Il en pose un autre et se dresse. Je le laisse faire car je ne suis pas fâché d’avoir le prétexte d’une discussion avec sa pomme.

Lentement, très lentement, et presque sans faire crisser les journaux, ce qui constitue un exploit, il gagne la porte.

Il ne lui manque plus que deux enjambées pour l’atteindre, mais pour les faire, il doit passer devant ma couchette.

Il hésite, risque le paquet. Mal lui en prend car je plonge sur lui et le fais culbuter. Une lutte sauvage s’engage alors entre nous. Le roulis donne au combat des fortunes diverses. Tantôt je suis sur Sirk, tantôt Sirk est sur moi.

On se bourre de gnons, de manchettes, de coups de genoux. À un certain moment je morfle un coup de tranchant de sa main sur mon cou et, asphyxié, je relâche ma prise. Il en profite pour se dégager.

— Alors, quoi ! gronde la voix bérurienne, y a plus moyen d’en écraser ?

Le Gros se lève. Il pige la scène et sans se demander par quel bout il va attraper la situation, il fonce bille en tête comme un méchant bélier sur Hamar. Un coup de tangage malheureux fait dévier sa trajectoire et il emplâtre la cloison. Tellement mince est cette dernière que la bouille en béton du Gros la traverse. Je perçois des glapissements de l’autre côté. Puis des invectives. J’ai beau ne pas comprendre l’arabe, quand un gars dit « M… », qu’il le dise en mandchou, en canaque ou en séoudien, je pige.

Je vois le torse du Gros qui se trémousse. Il pousse une beuglante féroce. M’est avis que les locataires de l’autre cabine ne sont pas contents de sa visite fractionnée et qu’ils ne lui expriment pas leur réprobation avec des fleurs.

Et Sirk, pendant ce temps ?

Eh bien, il est marron, car le Gros bloque la porte sans le vouloir. Avant de porter secours à mon compagnon, je règle le compte du malfrat par un une-deux à la face qui ferait éternuer ses défenses à un mammouth. Hamar s’écroule.

Je peux donc venir en aide à Bérurier-le-Vaillant. Pour cela, muni d’un couteau, je découpe les lambeaux de bois qui lui composent une collerette.

Il continue de ruer et de mugir, mon Gravos.

— Du calme ! l’exhorté-je, pas d’impatience ! Ça va y être, Béru.

Et ça y est.

La tronche qu’il ressort du trou m’est pratiquement inconnue. Elle pisse le sang par tous ses orifices. Il a le nez en compote, deux cernes violets sous les yeux et une profonde entaille au front. Je mate à mon tour dans la cabine voisine et j’avise un spectacle qui flanquerait de la fièvre à une statue de marbre. De l’autre côté, en effet, loge un caïd avec ses trois femmes. Quand le Gros leur a rendu cette visite impromptue, le caïd était en train de faire reluire mesdames ses légitimes. Non seulement les mômes n’ont pas de voile sur la frite, mais elles n’en ont pas ailleurs non plus.

Le mari embusqué derrière le guichet de fortune continue de rouscailler à bloc.

— Mon dentier ! bavoche Béru ! Mon dentier est tombé de l’autre côté…

— Va le récupérer ! conseillé-je.

— Mais si j’y vais, ce sagouin va me découper en tranches, lamente Béru.

— Bouge pas, fais-je, je vais essayer de le neutraliser un instant.

Je m’approche de la cloison percée, je bigle les poulettes effarouchées qui se pressent dans un angle de la cabine et j’émets un sifflement admiratif. C’est international, ça.

Furax, le mari veut m’administrer une mandate à travers le trou. C’est ce que j’escomptais. Prompt comme l’éclair je lui chope le bras et m’arc-boute pour plaquer m’sieur Ben Claouis contre le mur.

— Fais fissa, Gros ! lancé-je, les lourdes des cabines ne ferment pas à clé.

Il s’élance. J’entends la porte de l’autre cabine s’ouvrir. Les pintades du voisin en gloussent de trouille.

— Tu l’as ? je demande à Béru.

— Ouais, ça y est ! fait-il.

Un léger temps. Sa voix congestionnée murmure :

— Dis voir, San-A. Tu pourrais par l’arrimer cinq minutes encore que je me déguste une des souris de ce chat, vite fait ?

Il ne doute de rien, ce Gros salace.

— Reviens ici tout de suite ! intimé-je, sinon je relâche le mec et tout ce qui restera de toi, ce sera une flaque rouge sur le plancher.

Il ne se le fait pas dire deux fois et s’esquive, non sans avoir toutefois administré une claque pardonneuse sur les croupes proposées à ses redoutables instincts.

Lorsqu’il a regagné notre gîte je lâche le caïd. Celui-ci ne met pas trois secondes pour radiner. Il écume.

J’essaie de le ceinturer, mais cette peau de vache sacrée a pris un couteau à la lame recourbée et prétend vouloir m’en sectionner le gosier.

— Attends, fait calmement Béru dont la colère se met à croître et à se multiplier. Il enfourne son râtelier dans la poche de son pyjama, puis pose la veste de ce dernier sur son bat-flanc et se met en garde.

— Tu peux lâcher ce Gugus, je suis paré.

Sa trogne sanguinolente est belle à force de courage.

J’hésite. Puis je libère le caïd. Celui-ci veut m’assaisonner d’un coup de rapière, mais j’ai suivi des cours de tauromachie par correspondance et je lui exécute une véronique impeccable. Il me rate, la lame de son ya s’enfonce dans le mur en planche. Il s’en est fallu de quelques centimètres que je le déguste. C’est sûrement radical pour les angines, mais c’est mauvais pour le système circulatoire.

— Par ici la bonne soupe ! lui fait mon péon fidèle en lui virgulant un coup de tatane dans les montants.

Le trigame lui fait front. Il a tort. Un Béru furieux et en garde, il faut douze bazookas et un régiment de lanciers pour en venir à bout.

C’est peut-être pas avec ce style-là que Liston est devenu champion du monde, pourtant je vous affirme que la série décochée par le Mastar est efficace.

L’arme blanche, c’est peut-être son violon d’Ingres, au camarade Ben Tringleur, mais la lutte à poings nus, il n’y connaît que tchi. Ses quenottes se mettent à pleuvoir sur le parquet et bientôt, il ne tarde pas à les rejoindre.