J’ai décliné mon identité et nous nous sommes serré la main.
– Oui, je connais ton nom, dit-elle. Moi, je m’appelle Bettý, ajouta-t-elle. J’ai entendu dire du bien de toi1.
Je refermai mon porte-documents et je la regardai. Comment avait-elle entendu parler de moi ? C’était seulement un an après mon départ à l’étranger et l’ouverture de mon cabinet d’avocat. Mes clients étaient rares, seulement deux d’entre eux entretenaient un rapport avec mon domaine de prédilection, l’équipement pour la pêche en haute mer, je crois. Tout le reste était véritablement ennuyeux : des contentieux concernant des immeubles, des polémiques entre assurances suite à des collisions, des différends dans des affaires d’héritages. Rien ne m’avait particulièrement réussi. Jusqu’à ce que je la rencontre. Elle avait déclaré qu’elle avait entendu dire du bien de moi. Peut-être mentait-elle. Elle était bien préparée quand elle avait fait son apparition dans la salle comme une star. Sa robe laissait voir le haut de ses petits seins. Le décolleté était joli. L’or autour de la cheville faisait penser au pied d’une coupe de champagne. Peut-être tout cela n’était-il qu’une mise en scène à moi destinée. Une mise en scène spéciale.
La danse spéciale de Bettý.
Quant à lui, il était arrivé plus tard.
– Tu as entendu dire du bien de moi, dis-je. Je ne comprends pas…
– Dans ta spécialité, me coupa-t-elle.
– Comment sais-tu quelle formation j’ai eue ? demandai-je. J’essayai de sourire, feignant de trouver cela spirituel, et non saugrenu ou tout simplement drôle.
– Mon mari recherche un conseiller juridique, dit-elle. Nous recherchons… Elle hésita avant de terminer sa phrase : … le bon partenaire.
Elle avait donc un mari. Un armateur connu dans le nord du pays. Soudain, je me rappelai que je les avais vus ensemble à la une d’un journal à sensation.
– C’était comment, d’étudier aux États-Unis ? demanda-t-elle.
Il n’y avait pas eu grand-monde pour écouter mon intervention et les gens étaient en train de quitter la salle tandis que nous parlions. L’un d’eux s’arrêta devant le podium et leva les yeux vers nous comme s’il attendait que Bettý finisse mais, comme cela traînait en longueur, il s’en alla lui aussi.
– D’où tiens-tu tous ces renseignements ? demandai-je. J’avais cessé de sourire.
– J’ai lu ton rapport final. Je l’ai trouvé très intéressant. Et il y a quelque chose qui est sorti dans la presse, si je me souviens bien.
Elle avait bonne mémoire. Tout ce qu’elle faisait était bien. Je me rendis compte qu’elle me connaissait sans doute depuis que mon sujet de thèse avait fait débat. À sa parution, il avait attiré l’attention parce qu’il mettait en évidence l’influence des quotas sur l’évolution de l’habitat ici, en Islande, et expliquait pourquoi les armateurs devaient payer un impôt particulier. J’avais oublié que l’Islande était un petit pays. Les médias diffusaient tous les jours des infos sur les résultats de mes recherches et les parties intéressées chez les armateurs en venaient aux insultes. Pendant un moment, ce fut le principal sujet de polémique. Jusqu’à ce quelqu’un eût l’idée d’augmenter le prix des concombres.
– Tu l’as lu ? dis-je.
– Oui, dit Bettý.
– C’est pas franchement intéressant comme littérature.
– Qui y prendrait plaisir ?
Nous avons éclaté de rire. Je n’avais d’yeux que pour les mamelons de ses seins et elle le vit.
2
Le pire, c’est le silence.
La solitude et le silence et tout ce temps qui n’en finit pas lorsqu’il ne se passe rien. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé depuis que je suis en détention provisoire. J’ai demandé à mon avocat qui est venu il y a deux jours, ou plutôt je pense que c’était il y a deux jours, et alors il m’a dit que nous en étions à la deuxième semaine. Comme si nous étions ensemble en détention provisoire. J’aurais préféré me défendre moi-même sans lui, mais je ne sais quasiment rien des affaires criminelles.
Sauf celle-là.
Le temps, pendant tout ce profond silence, je le passe à écouter les bruits. Écouter si quelqu’un passe dans le couloir. Écouter les bruits de pas des gardiens. Leurs pas sont différents. Le gros a une démarche plus lourde que les autres et on l’entend parfois souffler bruyamment quand il arrive devant la porte. Il ne dit jamais rien. Il ouvre, me tend le plateau-repas et referme. Je ne sais même pas comment il s’appelle.
Je sais qu’il y en a un qui s’appelle Finnur. Il est presque causant quand il m’accompagne aux interrogatoires. Il y a aussi Gudlaug. Je n’avais jamais pensé qu’il existait des femmes gardiens. Qui penserait aux gardiens de prison ? Elle m’a parlé de ses deux enfants. Elle m’a dit aussi qu’interdiction était faite aux gardiens de prison de parler avec moi ou avec quiconque est en détention provisoire. Gudlaug ne s’y est pas beaucoup tenue. Lorsqu’elle arrive devant la porte, on entend claquer ses sabots : clic-clac, clic-clac. Je compte les clic-clac. Depuis le moment où on les entend jusqu’à ce qu’ils disparaissent, il y a soixante-huit pas.
Gudlaug m’a parlé d’un homme qui était en détention provisoire chez eux sans aucune raison. Ils l’ont gardé sept semaines. Lorsqu’il a été libéré, il savait écarter les mains pour mesurer une distance d’un mètre exactement. Au millimètre près. Il pouvait se taire pendant exactement soixante secondes. À la fraction de seconde près.
J’ai toujours cru que la détention provisoire se faisait à Reykjavík, mais c’est en fait à Litla-Hraun2. Quoi de plus désolant ?
Je pense aux miens. À l’opinion que maman a de moi. À tous les soucis que je lui ai donnés. Et pas seulement à cause de cette affaire. Mais pour tout. Et à la réaction de mon frère. Nos relations ne sont pas bonnes. Est-il revenu de Grande-Bretagne ? Mon avocat m’a dit qu’il avait l’intention de revenir en avion, mais il serait déjà venu s’il en avait eu l’intention. Qu’est-ce que papa aurait dit ? Je pense aussi à ce que disent les médias, bien que ça n’ait pas grande importance. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu quelque chose comme ça. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu une affaire comme celle-là à se mettre sous la dent. Ils disent que cette affaire est unique en son genre. Que c’est un coup monté. Qu’on a rarement vu une chose pareille en Islande.
Je ne sais pas. Comme je l’ai déjà dit, je ne sais rien des affaires criminelles.
Et je passe mon temps à tout repasser dans ma mémoire.
À penser à Bettý.
Je venais de terminer ma dernière intervention ce jour-là lorsqu’elle m’invita à prendre un café. Je regardai l’heure pour faire semblant d’avoir quelque chose de plus intéressant à faire, mais elle paraissait savoir que rien ne m’attendait au bureau. J’avais l’intention de trouver une excuse quelconque, mais aucune ne me vint à l’esprit à ce moment-là et je hochai la tête. Elle avait dû s’apercevoir de mon hésitation parce qu’elle se mit à sourire. Elle ne lâchait pas prise pour autant. Elle insistait, tout en restant un modèle de politesse. Elle se tenait devant moi, souriante, en attendant que je dise : d’accord.
– D’accord, dis-je. Peut-être un tout petit café alors.
Elle était habituée à ce que les gens lui disent “D’accord”.
Nous passâmes à l’hôtel Saga. Les gens la connaissaient. Elle me dit que tous les armateurs importants des autres régions du pays y passaient la nuit. Le service y était le meilleur. Elle ne me racontait pas d’histoire. Les serveurs s’inclinaient et faisaient des courbettes tout le temps. Le jour touchait à sa fin et elle nous commanda du café, une bonne liqueur et une toute petite tranche de gâteau au chocolat. Ils apportèrent tout cela sans qu’on y prête attention.