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Un taxi s’engagea dans la rue et stoppa en face de la maison de Bettý. Il stationna un long moment sans bruit au bord du trottoir. Je vis une lueur éclairer le chauffeur et quelqu’un sur la banquette arrière. La porte s’ouvrit et le passager de la banquette arrière descendit.

C’était Bettý.

Je me redressai sur mon siège. Le taxi s’en alla et Bettý se dirigea vers la maison. J’ouvris la portière, descendis et me mis à courir. Elle refermait derrière elle lorsque je montai l’escalier quatre à quatre et interposai mon bras.

– Bettý, il faut que je te parle !

Visiblement, elle prit peur et me regarda un peu effarée, comme si elle avait vu un fantôme.

– Laisse-moi entrer, dis-je. Il y a un policier qui a appelé. Il faut que je te parle !

Elle réfléchit un instant, puis eut l’air de se décider : elle ouvrit plus largement la porte et je me glissai à l’intérieur. Elle regarda au-dehors pour voir si quelqu’un nous avait observées et claqua la porte.

– Je t’avais dit de me ficher la paix, dit-elle avec irritation en se tournant vers moi. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

– Pourquoi pas ? dis-je. Tout le monde sait que nous sommes amies. Tout le monde sait que nous étions toutes les deux ensemble avec Tómas quand il est mort. Pourquoi est-ce que nous ne devrions plus avoir de contacts ? Comme avant ? Pourquoi, Bettý ? Est-ce que ce n’est pas davantage suspect de ne plus se parler ?

– Entre, dit-elle sans répondre à mon flot de questions.

Elle portait un manteau noir en vison qu’elle déposa sur le dossier d’une chaise. Dessous, elle portait une robe bordeaux que je ne lui avais jamais vue avant.

– Tu veux un verre ? demanda-t-elle.

Je hochai la tête. Je regardai autour de moi et pensai à toutes les fois où Bettý et moi nous avions fait l’amour quand nous étions seules dans cette maison. Tout était pareil et pourtant tout était différent.

– Pourquoi est-ce que tu m’évites ? demandai-je.

– Tu le sais, idiote. Nous en avons parlé cent fois. Tu sais ce que nous avons fait.

– Je sais ce que toi tu as fait, dis-je. Je ne suis pas tout à fait sûre de ce que j’ai fait.

Un verre d’une liqueur italienne à la main, elle vint vers moi.

– Pourquoi est-ce que tu me parles sur ce ton ? dit-elle. Est-ce que nous ne sommes pas amies ?

Elle s’assit sur le grand canapé du séjour, sortit les cigarettes et en alluma une. Elle en aspira la fumée bleue toxique qui, lorsqu’elle l’expira, était devenue presque blanche.

– Qu’est-ce que tu dis de ça ? dis-je en m’asseyant sur une chaise en face d’elle. Elle avait allumé un joli lampadaire et c’était la seule lumière dans toute la maison. Il projetait une clarté blafarde sur nous deux qui, un jour, avions été si proches. La fumée de la cigarette grecque valsait doucement dans la lumière avant de se dissiper. De temps à autre, une voiture longeait la rue d’en face.

– De quoi tu parles ? Qu’est-ce qu’il te voulait, ce flic ?

– Il a dit qu’ils voulaient me voir. Dès ce soir. À propos de l’examen du cadavre de Tómas. Tu es au courant ?

– Non, dit Bettý. J’étais sortie toute la soirée.

– Où est-ce que tu étais ? demandai-je. Habillée comme ça ? C’est la veuve joyeuse qui recommence tout de suite à s’amuser ?

– Pourquoi est-ce que tu me parles comme ça ?

– Tu te souviens d’une femme du nom de Sylvía ? dis-je en me penchant vers elle. Ta petite amie autrefois. Tu te souviens d’elle ?

Bettý me regarda et il me sembla voir un petit sourire sur ses lèvres. Je croyais avoir mal vu, mais ensuite elle arbora un large sourire. On aurait dit qu’elle voulait se moquer de moi.

– Qu’est-ce que tu as été faire ? dit-elle, révélant l’éclat de ses jolies dents toutes blanches. Tu as été jouer les détectives ?

– Elle m’a parlé de l’avortement.

– De l’avortement ?

– Oui, celui que tu as subi.

– Qu’est-ce qu’elle croit savoir sur moi ?

– Tu te souviens de Stella ? dis-je.

– Stella ?

Bettý fronça les sourcils. Ensuite, elle secoua la tête.

– Tu devrais te souvenir d’elle. Elle boite. Une femme charmante. Elle te ressemble un peu. Brune et svelte. Assez jolie pour remporter le concours de beauté et, qui plus est, elle serait certainement élue “fille la plus sympa”.

Bettý me regarda et comprit soudain de qui je parlais. Elle éteignit sa cigarette.

– Comment va Stella ? demanda-t-elle, et je sentis qu’elle n’était plus aussi sûre d’elle.

– Un peu de raideur dans la cheville, et elle ne te salue pas.

– De quoi est-ce que tu as parlé avec elle ? Qu’est-ce que tu as été colporter dans toute la ville ? T’es pas un peu folle ? Tu ne pouvais pas rester tranquille chez toi pendant quelques semaines sans tout compromettre ? Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

– J’ai rencontré un homme.

– Tu as rencontré un homme ?

– Il m’a dit que ce n’était pas Tómas qui avait voulu m’engager, mais toi. C’est vrai ? Tu m’as dit que c’était Tómas qui t’avait envoyée à moi exprès pour me prendre à son service. Maintenant j’apprends que Tómas ne voulait pas me voir dans l’entreprise. Et que c’est toi qui avais combiné tout ça.

– Quelle importance ?

– Ça dépend de quand tout ça a commencé.

– Quoi ? Quoi ça ? Quand quoi a commencé ?

– Tout ça. Ça dépend de quand tu as eu cette idée. Ou alors ce n’était peut-être pas toi qui as eu cette idée ? Peut-être que c’était quelqu’un d’autre qui te l’a soufflée. Tous ces millions étaient tentants. Ses milliards à lui. Est-ce qu’il n’y avait pas un moyen pour que tu en aies une part sans être obligée de vivre avec Tómas ?

Bettý me regardait et se taisait. Je vis qu’elle était en train de cogiter pour savoir comment elle allait réagir à toute cette colère qui m’habitait et au fait que j’étais moi-même allée chercher des renseignements sur elle. Elle ne pouvait pas ne pas voir dans quel état d’agitation j’étais.

– Qu’est-ce que tu disais à propos d’avortement ? dit-elle. Je ne me souviens d’aucune Sylvía. Je ne sais pas qui t’a raconté ces mensonges, mais…

– Et, ensuite, il y a Léo, dis-je. Qu’est-ce que tu peux me dire sur Léo ? Comment as-tu obtenu que Tómas l’engage ? Comment est-il devenu le second de Tómas ? Quand est-ce que ça a commencé, Bettý ? Et pourquoi est-ce que tu as jeté ton dévolu sur moi ? Pourquoi il fallait que ce soit moi ?

Bettý me regarda, tout aussi calme qu’avant, et tendit la main pour prendre une cigarette. Elle en piocha une dans le paquet et l’alluma avec son briquet en or. Ensuite, elle croisa les jambes et se mit à défroisser sa robe. Elle ne se pressait absolument pas. Je perdis patience.

– D’où venais-tu ? demandai-je.

– Ils sont avec le cadavre de Tómas, ici, à Barónstígur13, dit-elle en sirotant sa liqueur italienne. Pour l’autopsie. Ils voulaient que je… comment dit-on ?… que j’identifie le corps. Ils me l’ont montré, ma chérie. Ils m’ont montré ce que tu as fait à Tómas. Je me suis effondrée et j’ai avoué avoir menti pour toi. Ça faisait du bien de pouvoir enfin dire la vérité.