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Bettý me reçut à la porte. La suite se composait de trois pièces. Le séjour était démesuré et il y avait une épaisse moquette blanche partout, même dans les deux cabinets de toilette. Des toiles neuves de peintres islandais étaient accrochées aux murs. Elles représentaient des enfants nus aux ailes d’anges et aux visages étonnamment adultes. La table de la salle à manger était en chêne d’Argentine, je me souviens que Bettý me l’avait dit. Elle prenait plaisir à me parler de ces objets. Elle me tendit une coupe de champagne qu’elle venait de prendre sur un plateau d’argent. Il faisait sombre dans cette suite, les rideaux avaient été tirés devant toutes les fenêtres et la lumière était tamisée. Elle avait rendu cette suite aussi confortable que possible. Je sirotais ma coupe de champagne et il me sembla entendre la chaîne de sa cheville tinter.

– Il est en réunion, dit-elle, mais il arrive tout de suite. Je suis vraiment très contente que tu aies pu venir.

Elle souriait et son sourire… Je me rendis enfin compte de la raison pour laquelle j’étais là. La principale raison, c’était elle, Bettý. Dans mon for intérieur, j’avais envie de la revoir, de la voir sourire. Mon Dieu, qu’elle était jolie !

Mon Dieu, comme j’avais envie d’elle !

– Je n’avais rien de précis à faire, dis-je en regardant sa robe de soie extrêmement légère et élégante qui accentuait toutes les rondeurs de son corps. Pas plus de soutien-gorge que lorsque je l’avais vue un peu auparavant.

Je sirotai mon champagne et essayai de regarder autre chose. J’essayai de regarder les tableaux.

– Ne te fais pas de souci pour ta tenue, dit-elle. Les armateurs sont le plus souvent en tricot et en bottes, et au rez-de-chaussée ils sont vraisemblablement complètement soûls.

– Cette suite, ce n’est pas rien, dis-je. C’est là que passent les bénéfices des quotas ?

Mes paroles ne se voulaient pas aussi caustiques, mais d’un autre côté je n’avais rien à perdre. C’était peut-être tout simplement l’envie qui me faisait dire ça. Je ne sais pas. Toute cette richesse me stupéfiait. Ils dépensaient davantage pour un bref voyage à Reykjavík, davantage pour un petit bal qu’un salarié ordinaire ne gagne en six mois.

– Il te reste à voir mon mari, dit-elle en riant. Lorsqu’elle éclata de rire, je m’aperçus qu’elle mettait prudemment la main sur un sourcil, comme si elle avait mal. Je la regardai en souriant et je vis qu’elle avait un œil poché, bien qu’il fût soigneusement caché grâce à tout ce qu’il y a de plus cher en cosmétique. Elle ne l’avait pas lorsque je l’avais vue dans le courant de l’après-midi. Quelque chose s’était sans doute passé dans l’intervalle. Quelque chose entre elle et son mari, c’est ce que je m’imaginais. Je ne savais rien de ces gens et je n’avais sans doute pas très envie de les connaître. Sauf elle. C’est pourquoi je demandai tout de go :

– Tu as un œil poché ?

– Ça se voit ? rétorqua-t-elle, inquiète.

– Pourquoi as-tu un œil poché ? Tu n’en avais pas tout à l’heure.

– C’est une maladresse de ma part, fit-elle. J’étais dans les toilettes avec la porte ouverte quand le téléphone a sonné. Je me suis cognée à la porte en voulant répondre tout de suite. Je ne l’ai pas vue. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant. Ça se voit ?

– Non, fis-je.

– Mais toi, tu l’as vu.

– Personne d’autre ne le verra, dis-je.

Elle hésita.

– Tu crois ?

– Ils sont tous là avec leurs bottes et ils sont complètement soûls, dis-je.

Au même instant, la porte de la suite s’ouvrit et son mari entra.

Je savais très bien qui il était : l’un des plus grands armateurs auxquels les médias avaient recours en cas d’informations nouvelles concernant la pêche en mer. Il était grand, grassouillet et très bronzé. Il avait des traits réguliers et ses cheveux commençaient à se clairsemer. Je pensais qu’il me saluerait en me voyant. Bettý, quand elle parlait, donnait l’impression qu’il jugeait important de m’engager, mais lui faisait comme si je n’étais pas là.

– Tout va bien ? demanda-t-il en embrassant Bettý sur son ecchymose. Elle me regarda avec un sourire mystérieux.

– Tu ne salues pas le conseiller juridique ? demanda-t-elle de sa voix grecque qu’elle venait soudain de reprendre.

– C’est toi ? dit-il sèchement en se tournant vers moi.

Nous nous serrâmes la main. Très brièvement. J’essayai de le regarder dans les yeux, mais il regardait déjà vers le bar.

– Tu veux quelque chose ? demanda-t-il à Bettý en se dirigeant vers celui-ci, en faisant comme si je n’existais pas. Je me disais que son comportement était étonnant, s’il tenait tant que ça à m’engager.

– Du gin, dit-elle. Et toi ? me demanda-t-elle.

– Je crois bien que je vais m’en aller, dis-je. Je ne peux pas rester.

– So busy ? dit l’armateur en versant un gin.

– Au revoir, fis-je à l’adresse de Bettý.

– Tu gagnes combien par an ? demanda-t-il.

Sur le point de quitter la suite, je me retournai lorsqu’il se mit à rire. Je m’arrêtai net et le regardai sans comprendre ce qu’il trouvait drôle.

– Ces juristes, dit-il.

– Qu’est-ce qu’ils ont ? dis-je.

– Ils se croient supérieurs aux autres.

Je regardai Bettý et je vis qu’elle était gênée.

– Tu es toujours aussi grossier ? fis-je.

Il se dirigea vers moi.

– Je ne savais pas que les juristes pouvaient être aussi susceptibles, dit-il.

– Tozzi… dit Bettý. C’est vraiment un besoin chez toi de te comporter comme ça ?

Je me souviens avoir pensé que c’est l’argent qui avait créé cet homme. J’aurais pu lui dire ce que je pensais de ces petits merdeux qui n’ont jamais eu envie de se cultiver parce qu’ils tiennent la culture pour une perte de temps et une idiotie. Qu’ils avaient des complexes parce qu’ils savaient que les gens qu’ils engagent sont bien meilleurs qu’eux. Je ne savais pas s’il était capable de lire une autre langue. Et il était sûr de lui, comme tous ceux qui n’ont pas besoin de se soucier de gagner leur vie. Il croyait qu’il avait le droit de faire tout ce qu’il voulait parce qu’il était riche. Son air assuré avait une odeur d’argent.

Elle l’appelait Tozzi.

Je ne sais pas pourquoi cela me vint à l’esprit. Peut-être à cause de sa façon à elle de le regarder. Il y avait quelque chose entre eux que je ne comprenais pas et que je ne comprends toujours pas. Quoi qu’il en soit, je ne pus m’empêcher de poser une question :

– Je peux utiliser les toilettes ? dis-je en regardant Bettý.

– Bien sûr, dit-elle, et je la sentis soulagée de voir la tension retomber. Je regardai en direction de Tozzi et ma bouche se tordit en un rictus.

Je regardai la glace des toilettes. Ils se disputaient violemment dans la pièce. À mon sujet. Elle avait laissé entendre qu’il était très désireux de m’engager comme juriste, mais son accueil n’était pas précisément aimable et je ne comprenais pas ce qui se tramait. Je jetai un coup d’œil autour de moi. Mes soupçons se révélèrent fondés. Il y avait un téléphone dans la salle de bain. C’était une suite de luxe et il y avait sûrement aussi un téléphone dans l’autre salle de bain.

Elle avait déclaré s’être cognée contre la porte lorsqu’elle avait voulu répondre au téléphone. Pourquoi n’avait-elle pas répondu avec le téléphone de la salle de bain ? Pourquoi mentait-elle au sujet de son œil poché ? Est-ce que c’était Tozzi qui lui avait fait ça ? Est-ce que Tozzi était assez riche pour se croire autorisé à battre sa femme ?