Je tirai la chaîne et fis couler l’eau du robinet dans le lavabo. J’attendis trente secondes et je sortis. Ils s’étaient disputés tout le temps que j’étais dans la salle de bain.
– L’affaire est dans le sac, dit Bettý en regardant Tozzi. La question est juste de savoir combien tu prends de l’heure.
Je réfléchis avant de sortir un chiffre absurde.
– D’accord, dit-il.
– Ça ne m’intéresse pas de travailler pour toi, dis-je en me dirigeant vers la porte.
J’entendis derrière moi qu’il éclatait de rire. J’ouvris la porte en me retournant et je la regardai.
Ses petits seins se dessinaient sous la robe. Elle se tenait sous un éclairage particulier et je m’aperçus qu’elle n’avait pas de petite culotte.
4
Comment ai-je atterri ici ?
Mais qu’est-ce que j’ai pu faire pour atterrir dans un endroit pareil ?
Je ne traîne pas derrière moi tout un passé délictueux. Je n’ai jamais enfreint la loi, comme on dit. Je peux dire qu’en principe je suis comme tout le monde, que je respecte les lois, que je mets de la monnaie dans les parcmètres, que je ne brûle pas les feux rouges et qu’il m’arrive parfois de passer une bouteille d’alcool en fraude à la douane. Nous sommes presque tous comme ça.
Qu’est-ce qui a dérapé ? Comment ma vie tranquille et monotone a-t-elle pu basculer dans cet invraisemblable chaos ?
Peut-être étais-je plus solitaire que je ne l’avais cru. J’avais très peu d’amis, et même sans doute plus aucun, vu là où j’étais maintenant. Je n’ai jamais éprouvé le besoin d’avoir des amis. Ma famille est restreinte et a toutes sortes de défauts dont je ne veux pas parler en détail. Peut-être que je ne fais pas assez attention aux gens. Peut-être que…
Bettý a rompu mon isolement. Peut-être que c’est pour ça que je la trouvais excitante. Elle était apparue au bon moment, elle était prompte à trouver le point sensible des gens, elle était étonnante, résolue et énergique. Bettý ne reculait devant rien.
Peut-être que j’étais une victime toute désignée et sans doute que je n’ai pas assez résisté au début. Je n’ai aucune excuse, si ce n’est de ne pas avoir vu d’où venait le vent. Bettý a réussi à me prendre complètement au dépourvu. Je ne m’attendais absolument pas à ce qu’elle ose faire cela alors que nous nous connaissions à peine. Elle était irrésistible. Sans aucune inhibition.
Je sais que c’était avant tout une affaire de désir.
De désir chez elle et de désir chez moi.
Les semaines qui suivirent, elle m’appela sans arrêt.
Beaucoup de temps s’écoula avant qu’elle n’arrive à ses fins et que nous nous revoyions. À tout moment, je pouvais m’attendre à l’avoir au téléphone et à l’entendre me parler avec sa voix grecque. Parfois, il s’écoulait quelques jours entre deux coups de fil. Parfois, elle appelait deux fois dans la même soirée. Ça m’énervait peut-être moins que je ne le croyais. Son insistance et sa ténacité n’avaient rien d’ennuyeux. Bettý ne pouvait pas être ennuyeuse. Pour tout dire, il arrivait bien plus que ce soit moi qui m’ennuie le soir et qui désire qu’elle appelle. Alors, je revoyais ses petits mamelons qui pointaient sous la robe.
Finalement, un soir après une conversation téléphonique plutôt sans aménité, je jetai l’éponge.
Je venais de rentrer quand le téléphone commença à sonner. La journée au bureau m’avait ôté toute velléité de répondre au téléphone. Les propriétaires de l’immeuble de Breidholt s’étaient plaints à moi toute la journée, trouvant sans cesse à redire au contrat de changement de propriété. Je regardai l’affichage des numéros et je reconnus le sien. Je laissai sonner et j’allai dans la salle d’eau me faire couler un bain. Je trouvai un disque de Bob Dylan, je le mis sur le pick-up et m’étendis dans une eau chaude qui me délassa. Le téléphone recommença à sonner dans le séjour. Je savais que c’était elle.
Je n’avais pas besoin de répondre. Si j’avais su alors tout ce que je sais maintenant, je ne lui aurais jamais répondu. Mais que sait-on de l’avenir ? Peu après neuf heures, elle avait appelé encore deux fois et je pensais qu’elle avait l’intention de me faire veiller et d’appeler jusqu’à ce que je réponde. Je voulus être laconique.
– Tu veux arrêter d’appeler ici, dis-je avant qu’elle n’ait eu le temps de se présenter.
– Tu savais que c’était moi ? dit-elle.
– Fiche-moi donc la paix !
– Tu m’as laissée appeler toute la soirée sans me répondre ?
– Je veux que tu arrêtes de m’appeler. Je ne te connais pas. Je ne sais pas ce que tu me veux. Ton mari est un rustre qui ne veut pas que je travaille pour lui, c’est clair, et je ne comprends pas ce qui te prend et je veux que tu me fiches la paix !
Ça ne lui fit aucun effet.
– Est-ce que je peux te voir ? demanda-t-elle. Bien sûr que Tozzi veut que tu travailles pour lui. À l’hôtel, c’était juste de la frime. Il faut toujours qu’il frime. Il voulait savoir comment tu le prendrais quand il t’a fait son cinéma. Il n’avait rien contre toi personnellement.
Je me décidai à lui poser une question concernant son ecchymose. Je n’avais jamais fait cela et voilà que je trouvai tout à coup que c’était de mise.
– Pourquoi est-ce que tu n’as pas répondu avec le téléphone de la salle de bain ? demandai-je.
Elle mit du temps à répondre. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle essaya d’abord d’éluder.
– Je ne sais pas de quoi tu veux parler. Est-ce qu’on peut se voir ?
– Quand tu t’es cognée dans la porte, dis-je. Tu as déclaré avoir voulu répondre avec le téléphone du séjour, alors qu’il y en a un dans la salle de bain et il a sonné. Tu pouvais répondre avec.
Encore le silence.
– Je te le dirai si tu veux bien me voir.
J’étais en train de me quereller avec elle.
– Laisse tomber, dis-je. Ça ne m’intéresse pas de le savoir. Vos petits secrets à toi et “Tozzi” ne m’intéressent pas. Fiche-moi la paix. Ne m’appelle plus.
Et je raccrochai. Une demi-heure s’écoula avant que le téléphone ne recommence à sonner. Je regardai. C’était le même numéro qui avait appelé toute la soirée. Je souris. Et je répondis.
– Tu ne me lâcheras pas, dis-je.
– Pas avant que tu me promettes de venir me voir, dit-elle. J’entendis qu’elle expirait la fumée d’une cigarette grecque et je vis devant moi les traces de rouge à lèvres sur le papier de cigarette et le rouge de ses lèvres.
– Où ? fis-je.
Leur maison de Thingholt était immense. On en avait parlé dans les journaux lorsque son mari l’avait achetée parce qu’il était en concurrence avec un vendeur de voitures qui la voulait aussi. Lorsque les enchères se terminèrent, il avait payé vingt millions de plus que prévu initialement pour la posséder. À l’intérieur, la maison était tout sauf à l’abri des courants d’air, il n’y avait rien que le gros œuvre, comme on dit.
Même les portes avaient été arrachées des montants. Une cloison avait été abattue pour agrandir la cuisine et tout l’équipement enlevé. Seul un sol de pierre nu vous accueillait dans toutes les autres pièces et les chambres. De nouvelles ouvertures de portes avaient été percées et il y avait aussi un trou dans le sol pour un escalier en colimaçon menant au cellier, qui restait à faire. Devant les fenêtres, il y avait des toiles qui protégeaient de la peinture.