Il y avait trois salles de séjour et elle se tenait dans l’une d’entre elles. Lors de mon arrivée, elle fumait. La porte de la maison était ouverte, je frappai et je l’entendis me dire d’entrer. Elle portait un ensemble beige de bon ton, sa jupe était courte et arrivait tout juste à mi-cuisse. Ses escarpins à hauts talons étaient de couleur claire. Nous nous serrâmes la main et elle s’offrit à me faire visiter la maison. Nous passâmes de pièce en pièce et je trouvai cette maison très froide et sans âme. Je me rappelle que je me fis la réflexion suivante : même si le roi des quotas dépensait cent millions de plus, elle resterait aussi froide et sans âme qu’auparavant.
– Vous avez des enfants ? demandai-je.
Elle secoua la tête.
– Vous aurez de la place pour vous, dis-je.
Nous nous tenions dans la cuisine et elle me montrait la future place de la cuisinière à gaz. Elle était tout à son affaire en me décrivant la maison et elle me détaillait les choses pour les dalles et le parquet. Elle me dit que la maison était malgré tout essentiellement l’affaire de Tozzi.
Tout ce monstrueux chantier.
– Il dit que les enfants viendront plus tard. Il n’a guère le temps de faire autre chose que de gagner de l’argent, dit-elle.
On avait plutôt l’impression qu’il n’avait pas de temps pour elle. Le ton de sa voix était ennuyé et triste. Je me tenais là dans la cuisine, mal à l’aise, et je n’avais pas envie de connaître ces gens-là. Il y avait chez eux un manque d’égards et une sorte d’inconscience, quelque chose de fruste et de grossier qui est le propre des gens qui ignorent les limites de la bienséance. Il y avait chez eux deux quelque chose de repoussant, de mal dégrossi, mais aussi une sorte de charme insolite.
– Tu as envie d’avoir des enfants ? demandai-je.
– On a essayé, dit-elle. Peut-être que ça se fera un jour.
Elle continua à me guider à travers la maison jusqu’à ce que nous arrivions dans la plus grande pièce à l’étage. Elle me dit que ça serait leur chambre et m’expliqua comment elle voulait qu’elle soit, si toutefois elle pouvait en décider.
Je hochai la tête en montrant un intérêt tout juste poli.
– Tu as l’intention de travailler pour nous ? demanda-t-elle.
– Je pense que je n’ai aucune…
Elle ne me laissa pas finir ma phrase.
– Certainement, dit-elle, et un mot me revint à l’esprit : “majestueuse”. Je ne connaissais pas le parfum qu’elle utilisait, mais il nous suivait dans la maison à l’instar de quelque chose de dangereux et d’excitant.
– Fais-le pour moi, dit-elle en s’approchant de moi.
– Pour moi, l’argent est toujours bon à prendre, fis-je, histoire de dire quelque chose.
Elle s’approcha encore avec ses hauts talons et sa jupe moulante qui rendait ses vigoureuses cuisses tellement sexy que j’eus de la peine à en détourner les yeux. Je me tenais à la même place et je la regardais ; je regardais l’éclat de ses yeux marron, ses lèvres pulpeuses et son joli visage quasi méridional.
Elle vint tout près de moi.
– Je te promets que tu n’auras pas à le regretter, dit-elle en baissant la voix.
Il n’y avait personne dans la maison à part nous. Elle m’avait dit que les travaux de remise en état débuteraient le lendemain et qu’on attendait alors une armée d’artisans pour parer et décorer le palais du roi des quotas. Je ne savais pas d’où venait le vent. Je ne savais pas si je devais me tenir tranquille ou si je devais m’excuser et prendre poliment congé, ou bien m’enfuir carrément en courant et ne plus jamais revenir.
J’avais l’impression qu’elle devinait à quoi je pensais.
– Très bien, dit-elle si bas que je l’entendis à peine.
Alors, elle fit quelque chose que jamais de ma vie je n’oublierai.
Elle baissa les yeux et me contempla, elle me prit la main et la fit remonter le long de sa cuisse. Je ne la quittai pas des yeux. Elle mit ma main plus haut jusqu’à ce que je sente l’ourlet de sa jupe et elle la glissa dessous en remontant la cuisse encore plus haut. Elle n’avait pas de collant mais des bas nylon attachés par des jarretelles. Mes doigts passèrent sur l’élastique. Je ne savais pas comment réagir. Il ne m’était jamais rien arrivé de pareil auparavant. Sa bouche s’ouvrit et elle introduisit ma main à l’intérieur de ses cuisses jusqu’à ce que je sente une douce chaleur et alors je m’aperçus qu’elle ne portait pas de petite culotte.
J’allai vite retirer ma main, mais elle le sentit et me saisit fermement le poignet.
– Très bien, répéta-t-elle doucement.
Elle approcha son visage et m’embrassa. Involontairement, j’ouvris la bouche et je sentis sa langue pénétrer en moi, légèrement, précautionneusement et toute tremblante.
5
Ils veulent savoir comment et quand ça a commencé.
Nous n’avons pas arrêté d’y revenir et probablement que ma déposition prête à confusion, vu qu’ils sont tout le temps à m’interroger là-dessus. Il y a certaines choses qu’ils ne veulent pas accepter et ils me renvoient la balle. Et d’autres choses qui leur paraissent crédibles. J’ai décidé de me montrer disponible pour collaborer, mais je ne sais pas quelles choses je dois leur dire. Probablement que ce petit jeu est un genre de guerre des nerfs. Je pourrais leur dire toute la vérité, mais je doute qu’ils me croient. C’est pourquoi j’essaie de raconter des mensonges. Pas beaucoup. Je n’ai encore jamais raconté de mensonges qui aient de l’importance, mais je place çà et là de tout petits mensonges pour rendre mon récit plus plausible. Je ne suis évidemment pas crédible quand ils ne les gobent pas et me renvoient la balle, mais ils savent aussi que tous ceux qui sont venus dans cette pièce ont raconté des mensonges. Y compris eux-mêmes.
Il faudrait évidemment que je dise “eux et elle”, parce qu’il y a une femme parmi eux. Elle est assise, elle garde le même air sévère pendant les interrogatoires et ne croit rien de ce que je raconte. Elle est tout ce qu’il y a de plus ordinaire, cette femme fatiguée aux alentours de la quarantaine, et j’en suis à me demander s’il y en a beaucoup dans la police criminelle. Son visage est sans relief et quelconque, ses traits ne sont pas réguliers, rien ne dévoile quoi que ce soit de sa personnalité à part le fait qu’elle est sans doute tout aussi ordinaire que ses vêtements bon marché, la pierre synthétique de sa bague, son vernis à ongles de mauvaise qualité et sa dernière coupe de cheveux qui date de six mois.
Un jour, nous étions en train d’attendre son collègue, l’un de ceux qui s’occupent de l’instruction, un homme très mince avec des poches sombres sous des yeux perpétuellement en mouvement. Elle me dit qu’il s’était un peu attardé au téléphone ; à cause d’un stupide vol de bicyclettes, naturellement. Je les avais entendus parfois parler de ces délits mineurs. Elle était assise en face de moi et nous attendions. Le magnétophone n’était pas en marche et je ne crois pas qu’il y avait quelqu’un derrière la glace. J’y jetai un coup d’œil. Je l’avais fait souvent auparavant, mais il était vain de vouloir regarder à travers. La seule chose qu’on y voyait était mon propre visage rongé par la culpabilité, un visage que je préférais ne pas voir.
Et nous restâmes à nos places comme deux âmes en peine, un bref moment, jusqu’à ce qu’elle n’y tienne plus.
– Tu crois vraiment que tu vas t’en sortir comme ça ? demanda-t-elle en mettant l’index sur la touche d’enregistrement du magnétophone.