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– Je ne vais pas m’en sortir, de toute façon, dis-je.

– Ça ne va sûrement pas t’aider de te comporter comme tu le fais, dit-elle.

– Est-ce que ça t’aide, toi ? dis-je.

– Quoi ?

– De te comporter comme tu le fais ?

Elle se tut et me fixa.

– Vous croyez que vous pouvez tout vous permettre, dit-elle.

Vous ?

– Vous, les juristes, dit-elle. Les gens riches. Vous croyez que la vie n’est qu’un jeu et qu’on n’a jamais besoin d’assumer les conséquences.

– Je n’ai jamais cru ça, dis-je. Je ne sais pas de quoi tu veux parler. Je ne sais pas pourquoi tu crois me connaître. Je n’ai jamais cru que la vie était un jeu.

– Non, dit-elle. Sûrement pas. Tu ne sauras sûrement jamais de quoi parlent les gens ordinaires comme moi. Et tu n’as aucune envie de le savoir parce que tu te crois au-dessus de nous. Tu te crois d’une classe supérieure. Ou plutôt tu crois que tu fais partie de la crème parce que tu es de ces gens qui ont le trou du cul bourré de fric et qui peuvent s’acheter tout ce qu’ils veulent. Toi aussi.

– Alors, tu me crois ? dis-je.

– Personne ne te croit, dit-elle.

Là-dessus apparut son collègue, l’homme aux poches sombres sous les yeux. Il était en chemise bleue et il avait de petites taches de sueur sous les bras. Parfois même, il sentait la sueur. Il apportait une tasse de café qu’il déposa sur la table près du magnétophone.

– Eh bien, dit-il, on va commencer.

J’avais envie de lui parler de ses taches. Je regardai la femme dans les yeux. Je savais qu’elle pensait à la même chose. Nous ne dîmes rien.

Lorsqu’ils me demandent comment ça a démarré, je ne peux rien répondre. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai aucune idée de comment ni de quand tout ça a débuté. Je sais seulement que ce n’est pas moi qui ai commencé. Ma participation a été tout à fait involontaire. Ce n’est que plus tard que j’ai eu la certitude que c’était un coup monté.

Mais sans doute que ça a commencé dans cette chambre conjugale encore à aménager à Thingholt. Dans cette grande pièce froide où pour la première fois j’ai ressenti cette douce chaleur.

Plus tard, il fut clair que Bettý n’avait plus à installer encore qu’une petite chose dans cette grande maison : moi.

6

Elle ne l’appelait jamais autrement que Tozzi. Il se nommait en fait Tómas Ottósson Zoëga et il n’essaya même pas d’être aimable quand je m’assis devant son grand bureau. C’était comme s’il avait autre chose à faire que de perdre son temps à discuter avec un juriste.

Il n’était pas ivre, c’était déjà ça. Il avait l’air d’avoir beaucoup à faire, il avait retiré sa veste, relevé ses manches et touchait parfois à ses grosses bretelles qui étaient à mon avis démodées depuis longtemps. Il me regardait d’un air revêche comme si j’avais davantage besoin de lui que lui de moi. Il décrivait son entreprise et se montrait fier d’avoir raflé les quotas de morue et divers autres çà et là dans le pays, surtout dans les fjords de l’Ouest. Il m’expliqua que parfois il avait été obligé de conclure des accords pour maintenir les bateaux en place afin de ne pas arrêter la pêche, principal revenu des communes. Mais nous ne les avons pas respectés, ces accords, dit-il en tirant sur ses bretelles. Ils le savaient tous quand nous avons acheté les quotas, qu’ils ne seraient pas tenus. Ce n’est pas à nous de garantir le maintien de l’habitat. Notre affaire, c’est de gagner de l’argent avec la pêche. Il est temps qu’on gagne de l’argent avec la pêche.

Avant que je prenne l’avion pour le Nord afin de le voir, Bettý m’avait dit qu’il ne se souciait de rien d’autre que de lui-même et, de fait, je l’ai trouvé détestable. Et il y avait quelque chose chez lui, peut-être le fait qu’il soit rustre et grossier, qui m’intéressait, un peu comme lorsqu’on se sent attiré par des animaux dangereux.

J’ai horreur des hommes comme Tómas Ottósson Zoëga, qui jettent un regard condescendant sur tout ce qui les entoure et qui considèrent que personne n’est à leur niveau.

Il avait certainement quelques excuses, car il s’était sorti d’une misère noire par son travail et était devenu l’un des hommes les plus riches du pays. Il avait été l’un des premiers à se rendre compte de quelle façon fonctionnait le système des quotas, à les acheter et les thésauriser. Tandis que la plupart des autres entrepreneurs voyaient dans les quotas un profit vite réalisé, qu’ils les échangeaient contre de l’argent sans y regarder à deux fois et se retiraient de la pêche, Tómas Ottósson Zoëga, lui, était en avance de plusieurs années sur son temps, et même de plusieurs décennies. Il avait déjà amassé une petite fortune avant l’introduction du système des quotas. Avec quatre collègues, il avait acquis un bateau de pêche qu’il leur avait racheté plus tard. Il en était le capitaine et il était particulièrement heureux en affaires. Sa flottille de pêche se multipliait, il s’y ajoutait des chalutiers et, lorsque le système des quotas fut établi, Tómas était fin prêt. L’entreprise fut florissante pendant quelques années à mesure que les quotas s’accumulaient entre ses mains et il avait commencé à étendre davantage encore son domaine d’activité, cette fois au-delà des frontières du pays.

J’en savais moins sur sa vie privée bien que je sois dans son bureau et je me demandai ce que je pouvais bien y faire. J’avais pris l’avion pour Akureyri le matin. Une semaine s’était écoulée depuis que j’avais vu Bettý dans leur palais de Thingholt. J’avais réussi à la tenir à distance ; elle avait remis sa jupe en ordre et avait souri comme si elle venait de me faire une farce. J’étais un peu sous le choc. Aucune femme dans ma vie n’était jamais allée aussi vite en besogne et je me demandai bien ce qu’elle pouvait savoir sur moi avant notre premier contact, lors de ma conférence. La question devenait de plus en plus lancinante dans mon esprit à mesure que le temps passait. Est-ce qu’elle s’était renseignée sur ma situation personnelle ? Admettons qu’elle ait su qui j’étais, qu’elle ait connu ma formation et tout et tout ; est-ce qu’elle avait aussi appris quelle personne j’étais ? Avait-elle parlé à mes amis ? Pourquoi avait-elle jeté son dévolu sur moi ? Que voyait-elle en moi qui puisse lui être utile ?

À l’époque, je ne savais quasiment rien d’elle. Un jour, dans une salle d’attente, j’avais vu un article dans un journal à sensation très connu avec une photo d’elle et de Tómas Ottósson Zoëga. Dans cet article, il était question d’un nouvel amour dans la vie du roi des armateurs ou quelque chose comme ça. La photo était prise lors d’un bal au restaurant Perlan5 et elle se blottissait contre lui en souriant. Il souriait lui aussi face à l’appareil, laissant découvrir une parfaite dentition, et il la tenait par la taille comme si c’était ses quotas. Elle portait ce nom curieux à consonance étrangère : Bettý. Tómas Ottósson était alors divorcé de sa femme numéro deux et n’avait pas d’enfants.

Ce que la photo glamour du magazine ne montrait pas, c’est que sa Bettý, parfois, il la battait.

Elle m’avait dit tout cela dans leur palais. Alors que nous allions partir. C’était gênant pour moi, après cette scène dans la chambre conjugale, et elle sembla s’apercevoir de mon malaise. Elle fit comme si de rien n’était. Nous nous tenions dans le vestibule. J’allai ouvrir, mais elle poussa la porte, la refermant.

– Il me frappe parfois, dit-elle.

– Quoi ? dis-je.

– Tu m’as posé une question au sujet de l’ecchymose à l’hôtel. C’est lui qui m’a frappée. Ici.