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Eh ben, c’était ça, les petites claques et les petits bleus que je me récoltais non-stop depuis que j’étais gamine… Ça m’envoyait pas dans les faits divers ou dans les dossiers des assistantes cassos, mais ça m’avait perforé la tête. Et c’était pour ça que j’étais si peureuse : n’importe quel petit courant d’air me passait au travers et m’envoyait direct dinguer dans les choux. Et Franck, à ce moment-là, il n’était pas assez solide non plus pour me colmater comme il faut. Donc, on était très précautionneux l’un avec l’autre. On s’appréciait, mais on ne se collait pas de trop pour éviter de se porter encore plus la poisse.

Mais ça allait parce que tout ça, encore une fois, on le savait.

On savait qu’entre nous, ce n’était pas du mépris ou de l’indifférence, mais de la précaution et qu’on ne pouvait plus se le montrer, mais qu’on était toujours amis.

Lui, il le savait parce que quand je le sentais un peu plus triste que seul ou un peu plus déprimé que rêveur, je me mettais en face de lui et je lui disais comme ça : « Lève la tête, Perdican ! » et moi, je le savais parce que même s’il en a eu parfois l’envie ou la curiosité, il ne m’a jamais proposé de me raccompagner jusque chez moi. Et puis, il ne me posait jamais de questions trop précises. Il était poli, il était respectueux, il était discret. Comme dirait son père, il devait s’en douter que vers chez les Morilles, c’était pas trop le berceau de la chrétienté…

La demi-heure de route que nous partagions le mercredi nous permettait de faire front tout le reste de la semaine. Nous ne nous parlions pas vraiment, mais nous étions ensemble et nous marchions vers d’anciens bons moments.

Et ça, c’était bien.

Ça nous tenait.

*

C’est vers la moitié du mois de juin que j’ai commencé à baliser : je n’avais pas eu mon passage en seconde, même pro, et lui, il allait partir en pension pour être dans un meilleur lycée.

Ça faisait un petit moment que toutes ces angoisses me tournoyaient au-dessus de la tête d’un air menaçant et je m’arrangeais toujours pour regarder ailleurs, mais là, ça y était, c’était écrit. Sur mon bulletin : « passage refusé » et sur la lettre qu’il venait de me montrer, tout content : « place à l’internat réservée ».

Et bing. Encore un coup de poing dans le ventre.

Ce jour-là, je me souviens, j’avais demandé à Claudine si je pouvais rester manger avec eux et c’était idiot parce que je n’avais rien pu avaler du tout.

Je disais la vérité, que j’avais mal au ventre, et Claudine me pardonnait vu que c’était normal pour une fille de mon âge d’avoir mal au ventre, mais elle se trompait, bien sûr… Ce n’était pas à ce ventre-là que j’avais mal…

*

Heureusement, il nous restait encore un beau souvenir à partager avant la fin de l’année : la sortie de classe à Paris…

C’était la dernière semaine avant les révisions pour le brevet et on nous avait traînés au musée du Louvre avec les neuneus de notre classe et ceux de 3e B. Tous ces crétins qui n’avaient fait que de se prendre en photo eux-mêmes et de regarder les photos débiles qu’ils venaient de prendre alors qu’il y avait tant de choses tellement plus belles à engranger…

Franck et moi, on s’était assis l’un à côté de l’autre dans le car parce qu’on était les deux seuls tout seuls.

Pendant le trajet, il m’a prêté l’un de ses écouteurs. Il avait préparé une compil pour l’occasion et j’ai pu enfin l’entendre, sa fameuse Billie Holiday… Elle avait une voix si claire que c’était la première fois que je comprenais certains mots dans des chansons en anglais… Don’t Explain... Celle-ci, elle était vraiment belle, hein ? Vraiment triste, mais vraiment belle… On en a écouté quelques-unes à la suite et puis ça a été la pause pipi sur l’autoroute alors il a récupéré son bidule et on est allés traîner chacun de notre côté pour nous donner du mou.

Quand le car a redémarré, il m’a raconté des choses sur la voix qu’on venait d’entendre. Il me les a racontées, comme ça, à la loose, façon petits potins du Oops de l’époque et, bien sûr, je l’ai pris comme ça aussi. Genre Ah, oui ? Ah, bon ? Ah, tiens ? Mais bien sûr, une fois encore, lui et moi, on savait très bien ce qui était en train de se passer entre nous. Ou de passer entre nous, je devrais dire.

C’était comme mon explication débile pour décider lequel de nous deux devait jouer Camille, les mots qu’on employait n’étaient pas les bons, mais ils faisaient bien leur boulot de mots quand même…

Qu’est-ce qu’il m’a raconté sur la très belle voix qu’on venait d’entendre, qui était l’une des plus connues du monde, qui avait ému des millions de gens depuis l’invention du jazz et que deux petits collégiens ruraux écoutaient encore dans le fond d’un car en se serrant l’un contre l’autre plus de cinquante ans après sa mort ?

Hof…

Pas grand-chose…

Que sa mère avait été foutue dehors par ses parents à l’âge de treize ans parce qu’elle était enceinte, qu’elle-même avait eu une enfance insurmontable, qu’elle était restée longtemps muette parce que sa grand-mère qu’elle adorait était morte dans ses bras, qu’elle s’était fait violer à dix ans, une nuit, par un gentil voisin, qu’elle avait été envoyée dans un genre de foyer où elle avait été torturée et tabassée, qu’elle avait fini dans un bordel avec sa mère alcoolique et, qu’elle aussi, avait dû passer à la casserole plus souvent que prévu, mais que bon… allez comprendre… ça l’avait fait quand même au bout du compte…

Que sa vie, en plus d’être immortelle, avait pris une belle forme de majeur bien, bien dressé vers le ciel.

Don’t explain, hein ?

Ce qui était bien, c’est que juste après, sur sa compil, y avait I Will Survive, Brothers in Arms et Billie Jean spéciale dédicace to soldat Bibi alors ça nous a permis de la quitter en douceur.

T’entends, petite étoile ? T’entends qui il est, mon ami ? Tu le vois, mon petit prince, de là où t’es ou y te faut une paire de jumelles ?

Si tu le vois comme je te le raconte, c’est-à-dire de très près et sans le moindre accroc et que tu le laisses souffrir inutilement, il faudra vraiment que tu prennes un peu de temps pour m’expliquer tes raisons parce que là, je t’avoue, j’ai encaissé beaucoup de choses dans la vie, beaucoup, beaucoup de choses, mais sur ce coup-ci, va savoir, je sens déjà que j’aurai un peu de mal à la faire, la photosynthèse…

*

Moi, à l’époque, j’étais encore trop arriérée, mais pour Franck, Paris, ce jour-là, ça a été un choc.

Pourquoi un ? Le choc. Le choc de sa vie.

Il y était déjà allé plusieurs fois pour des spectacles payés par le comité d’entreprise de sa mère, mais c’était toujours au moment de Noël, donc de nuit et au pas de course et, en plus, avec son père qui passait son temps à leur montrer des immeubles en leur expliquant grâce à quelles magouilles tel ou tel juif les avait spoliés (ce mec est fou comme un lapin), et il en avait gardé un assez mauvais souvenir…

Mais là, en cette belle journée de juin, et avec sa petite Billie à ses côtés qui croyait qu’un franc-maçon, c’était un Portugais honnête et qui lui pointait du doigt des tas de jolis détails à prendre en souvenir, ça l’a complètement chamboulé du ciboulot.