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Le Franck du car de l’aller et le Franck du car du retour n’avaient rien à voir entre eux. Quand on a repris la route vers notre morne adolescence, il n’a plus parlé, il m’a laissé ses deux écouteurs et le reste de ses becs et il a passé tout le trajet à rêvasser en regardant la nuit par la fenêtre…

Il était tombé amoureux.

Le palais du Louvre, la Pyramide, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, je le regardais qui les admirait et j’avais l’impression de voir Wendy et ses petits frères quand ils survolaient Londres avec Peter Pan. Il ne savait plus où donner des yeux tellement tout l’émerveillait.

Plus que les monuments, je crois que c’est surtout les gens qui lui avaient pelé le cœur… Les gens, leur façon de s’habiller, de traverser n’importe comment, de danser entre les voitures, de parler fort, de rire entre eux, de marcher vite…

Les gens assis aux terrasses des cafés qui nous regardaient passer en souriant, les gens super chic ou en costume de bureau qui pique-niquaient sur des bancs dans le jardin des Tuileries ou qui bronzaient au bord de la Seine avec leur attaché-case en oreiller, les gens qui lisaient des journaux debout dans les autobus sans se tenir à rien, ceux qui passaient devant les cages du quai Bidule sans même se rendre compte qu’il y avait des perruches à l’intérieur tellement leur vie avait l’air plus intéressante que des perruches, ceux qui parlaient, qui riaient ou qui s’énervaient au téléphone tout en pédalant au soleil et ceux qui entraient ou qui sortaient de boutiques super classe sans rien acheter comme si c’était normal. Comme si les vendeuses étaient juste payées pour ça, pour leur sourire en serrant les dents.

Oh là là, oui… Tout ça, c’était beaucoup d’émotions pour mon Francky et les Parisiens au printemps, ce fut sa Joconde à lui…

À un moment, alors que nous nous trouvions sur un pont, ou plutôt un genre de passerelle, au-dessus de la Seine et que, partout alentour et où que nous tournions la tête, la vue était mortelle : Notre-Dame, ma fameuse Académie française de nos répétitions, la tour Eiffel, les beaux immeubles tout sculptés le long des quais, le musée je ne sais plus quoi et tout ça, oui, alors que nous nous démanchions le cou pendant que tous les autres bouseux qui nous accompagnaient étaient en mode zoom sur les cadenas des touristes amoureux accrochés aux balustrades, j’ai eu envie de lui faire un serment…

J’ai eu envie de lui prendre la main ou le bras pendant qu’il regardait toute cette beauté en salivant comme un pauvre chien tout maigre devant un énorme os super juteux mais définitivement hors de sa portée et lui dire tout bas :

On reviendra… Je te promets qu’on reviendra… Lève la tête, Franck ! Je te promets qu’on reviendra un jour… Et pour toujours… Et qu’on habitera ici, nous aussi… Je te promets qu’un matin, ce pont, tu le traverseras comme si t’allais chez Faugeret (c’était le nom de notre boulanger) et que tu seras tellement occupé avec ton super téléphone tout plat toi aussi que tu ne verras même plus tout ça… Enfin, si, tu le verras encore, mais tu baveras moins qu’aujourd’hui parce que tu l’auras déjà bien rongé… Allons, Franck ! quel est l’homme qui ne croit en rien ? Puisque c’est moi qui te le jure… moi… moi qui te dois tant… Tu peux me faire confiance, n’est-ce pas ?

Mon frère chéri, ta famille et les Prévert t’ont donné leur expérience, mais crois-moi, ce n’est pas la tienne et tu ne mourras pas sans déménager.

Oui, j’ai ressenti cette terrible envie de lui promettre cette certitude d’un futur en forme de carte postale, mais, bien sûr, je me suis tue.

Pour moi, l’os il n’était pas hors de portée, il était carrément hors de ma vie. Moi, y avait très peu de chances que je revienne un jour par ici… Et même aucune chance du tout.

Alors j’ai fait comme lui : j’ai regardé la vue et j’y ai accroché une sorte de cadenas imaginaire avec nos deux initiales gravées dessus.

*

Voilà pour notre dernier bon moment de la saison 1.

Je te la récapitule pour le résumé du début de la suivante : les héros, c’est nous, le décor, il est merdique, l’action, y en a pas eu beaucoup et y en aura plus avant longtemps, les personnages secondaires, on s’en fout, les perspectives d’avenir, elles sont nulles, en tout cas pour la fille, et des raisons pour que ça continue quand même, y en a aucune.

Et alors ? Tu ne dis rien ?

Hé… Tu t’es endormie ou quoi ?

Lève la tête, petite étoile !

Y en a une, de raison ! Et tu le sais bien parce que c’est justement à cause d’elle que je te tiens la pointe depuis des plombes !

La raison, elle est toute con et j’ose à peine la dire. La raison, c’est l’amour.

Après ça devient plus triste et je vais passer vite.

Après, tu regardais ailleurs…

D’abord il y a eu les vacances d’été qui nous ont séparés un peu (on s’est vus trois fois en deux mois dont une par hasard et super mal à l’aise parce que sa mère était dans les parages) et ensuite il y a eu son lycée qui nous a séparés tout court.

Il était loin et moi… moi, pendant ce temps-là, j’ai redoublé, j’ai pris des nénés et je me suis mise à fumer.

Pour me payer mes clopes, j’ai commencé à déconner et pour que mes nénés servent à quelque chose, je me suis maquée.

Oui… maquée… y a un garçon qu’est passé par là, il avait une moto, il pouvait m’arracher des Morilles de temps en temps, il travaillait dans un garage, il n’était pas plus gentil que ça, mais il n’était pas méchant non plus, il n’était pas très beau et une fille comme moi, pour tirer son coup peinard, il pouvait pas espérer beaucoup mieux. Il habitait encore chez ses parents, mais dans une caravane au fond de leur jardin et ça tombait bien parce que moi, les caravanes, c’était mon élément, alors j’ai pris un sac d’habits et je suis venue m’installer dedans.

Je l’ai nettoyée, je me suis assise à l’intérieur et j’ai fait comme lui : j’ai cloporté dans le fond du jardin.

Du jardin de ses parents…

De ses parents qui ne voulaient pas me parler parce que j’étais un trop mauvais parti…

Lui, il avait le droit de prendre ses repas chez eux, mais moi, non. Moi, y me rapportait une gamelle.

Ça le gênait un peu, mais comme il disait : c’était que du provisoire, hein ?

T’étais où petite étoile ?

Oh… Il faut que je passe vite sur ces moments de mon passé parce que ça me rappelle trop mon moment du présent…

Parce que, tu sais… je déroule, je déroule, mais j’ai vraiment froid en t’attendant…

J’ai vraiment froid, j’ai vraiment soif, j’ai vraiment faim et j’ai vraiment mal.

J’ai mal au bras et j’ai mal à mon ami.

J’ai mal à mon Francky tout cassé…

Et j’ai encore envie de pleurer.

Alors je pleure.

Hé, mais c’est que du provisoire, hein ?

Tout à coup, ça me revient, petite étoile, M. Dumont, y m’a pas seulement appris que j’étais originaire du quart monde de la France, il m’a aussi fait recopier quelque part que t’étais morte…

Que t’étais morte depuis des milliards d’années et que ce n’était pas toi que j’étais en train de regarder en ce moment, mais des restes de toi. Des restes de ton fantôme. Un genre d’hologramme. Une hallucination.

C’est vrai ?

On est vraiment tout seuls, alors ?

On est vraiment perdus, tous les deux ?

Je pleure.

Moi, quand je mourrai, y aura même plus une trace de ma présence après moi. Moi, ma lumière, à part Franck, personne l’a jamais vue et s’il meurt avant moi, ce sera fini. Je m’éteindrai aussi.

Je cherche sa main et je la serre fort. Le plus fort que je peux.

S’il s’en va, je pars avec lui. Jamais je ne la lâcherai, jamais. Il faut qu’il me sauve encore une fois… Il l’a déjà fait tellement souvent qu’il en est plus à un hélitreuillage près… Je ne veux pas rester ici sans lui. Je ne veux pas parce que je ne pourrais pas.