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Le quart monde, j’ai fait semblant que si, mais j’en suis jamais partie, en vrai, j’ai essayé pourtant, j’ai essayé de tout mon cœur. De toute ma vie. Mais c’est comme un tatouage raté, cette merde, à moins de te couper le bras, tu te le coltines jusqu’à ce que les vers le bouffent.

Que ça me plaise ou non, j’étais née Morilles et je finirais Morilles. Et si Franck m’abandonne, je ferais exactement comme ma belle-mère et tous les autres : je boirais. Je ferais un trou dans mon plancher et je l’agrandirais jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus rien d’humain en moi. Rien qui rit, rien qui pleure, rien qui souffre. Rien qui pourrait me faire prendre le risque de relever la tête une dernière fois et de me manger encore une grande tarte dans la gueule.

J’ai fait croire à Francky que j’avais fait reset, mais c’était des conneries tout ça. J’ai rien fait du tout. Je lui ai juste fait confiance. Je lui ai juste fait confiance parce que c’était lui et qu’il était là, mais sans lui, ça tiendrait pas une minute un bobard pareil. Je peux pas faire reset. Je ne peux pas. Mon enfance, c’est un poison que j’ai dans le sang et y a que quand je serai morte que j’en souffrirai plus. Mon enfance, c’est moi, et comme mon enfance ne vaut rien, moi, derrière, j’ai beau essayer de la contrecarrer de toutes mes forces, je ne fais jamais le poids.

J’ai froid, j’ai faim, j’ai soif et je pleure. Et j’en ai rien à foutre de ta gueule, petite étoile de mes deux qui n’existes même pas en rêve. Je ne veux plus te voir. Plus jamais.

Je me tourne vers Franck et, comme un chien, comme Croc-Blanc quand il retrouve son maître, je coince ma truffe sous son bras et je ne bouge plus d’un poil.

Je veux plus jamais retourner vivre dans une caravane. Je veux plus jamais finir les restes des autres gens. Je veux plus jamais continuer à me faire croire que je suis autre chose que moi-même. C’est trop fatigant de mentir tout le temps. Trop, trop fatigant… Moi, ma mère, elle est partie quand j’avais même pas un an et elle est partie parce que je ne faisais que de pleurer. Elle en avait marre de son bébé. Eh ben, elle a eu raison parce qu’après tant d’années, j’ai pas progressé d’un pas : je suis toujours la même petite fille chiante qui pleure toute la nuit…

Je lui ai pardonné de m’avoir abandonnée. J’ai cru comprendre qu’elle était encore mineure et ça devait être impossible pour elle, d’imaginer le reste de sa vie aux Morilles avec mon père, mais… mais le truc qui m’empêche de l’oublier complètement, c’est de me demander si elle pense à moi quelquefois…

Juste ça.

J’ai cessé de broyer sa main pour changer de position car même si je voulais bien mourir dans la minute, j’en avais marre d’avoir mal au bras dans la seconde et, juste au moment où j’étais en train de me remettre sur le dos, le voilà-t-y pas qui me la serre à son tour…

– Franck ? C’est toi ? T’es là ? Tu dors ? T’es dans les pommes ou quoi ? Tu m’entends ?

J’ai collé mon oreille contre sa bouche des fois qu’il serait trop faible pour me répondre distinctement et aussi pour faire comme dans les films, genre avec le pépé mourant qui murmure dans un dernier filet de souffle où il a caché son trésor et tout ça.

Mais non… Ses lèvres restaient immobiles… Sa main en revanche, sa main continuait de serrer la mienne… Pas beaucoup. À peine. À peine une étreinte de souris, mais pour lui, ça devait être maousse…

Sa main était trop faible et ne serrait rien du tout, mais ses doigts comateux me pressaient un peu. Ses doigts, dans un dernier filet de nerf, me disaient : Mais tu ne vois pas qu’il est là ton trésor, grosse truffe ! T’arrêtes de chialer, oui ! Tu sais que tu commences à nous les briser avec ton enfance malheureuse ? Tu veux que je te parle de la mienne, un peu ? Tu veux que je te raconte l’effet que ça fait de grandir avec une mère sous antidépresseurs et un père sous anti-le-monde-entier ? Tu veux que je te raconte ce que c’est, de vivre dans la haine en permanence ? Tu veux que je te raconte ce que ça fait d’être le fils de Jean-Bernard Muller et de se rendre compte à huit ans qu’on n’aimera jamais que des garçons ? Tu veux ?

Tu veux que je te la redise, cette boucherie-là ? Ce carnage ? Cette terreur domestique ? Alors, arrête deux minutes, s’il te plaît. Arrête. Et lâche-nous avec ton étoile de pacotille, là… Y a pas de bonne étoile. Y a pas de ciel. Y a pas de Dieu. Y a personne d’autre que nous sur cette putain de planète et je te l’ai déjà répété mille fois : Nous, nous, nous et re-nous. Alors arrête d’aller toujours piocher dans tes souvenirs de merde ou ta cosmogonie de bonne femme quand ça t’arrange. Je déteste quand tu es comme ça. Je déteste quand tu te vautres dans ce genre de complaisance facile. C’est à la portée de tout le monde de jeter l’anathème sur d’autres failles que les siennes, tu le sais ? Et je déteste te savoir comme tout le monde… Pas toi… Pas elle… Pas ma Billie à moi… Le monde n’est qu’un égout sans fond où les familles les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange, mais il y a pour nous une chose sainte et sublime qu’elles n’ont pas et qu’elles ne nous prendront jamais : le courage. Le courage, Billie… Le courage de ne pas leur ressembler… Le courage de les surmonter et de les oublier pour toujours. Alors cesse de pleurer immédiatement ou je te plante là et je me barre direct avec mes deux brancardiers super bien montés.

Oh là là… Il avait l’air vraiment fâché, hein ? Oh là là que tu es nerveux, Perdican, lorsque tes doigts s’animent… Oh là là… et… euh… c’est quoi une cosmogonie ? et un anathème ? C’est un genre de fleur ? Oh là là… Je me la boucle, moi…

*

Bon, petite étoile… Approche un peu parce que je veux pas que Francky entende… Alors… euh… on se résume : donc… chut… donc, t’es là, mais c’est plus toi et t’existes pas, mais t’existes quand même, OK ? Si Franck ne croit pas en toi, c’est son problème, mais moi, je me suis habituée à ta compagnie, alors je continue de te raconter mon petit feuilleton en cachette, d’ac ?

D’ac, elle a scintillé.

*

Où j’en étais déjà ? Ah, oui… dans la caravane toute pourrie de Jason Gibaud… Oh, mon Dieu… mais qu’est-ce que ça puait là-dedans ! Un mélange de pieds, de tabac froid, de vieux coussins moisis et tout ça. Ah ! On peut dire que j’en aurais chouré des bombes de Oust, à cette époque !

J’étais là. Je séchais les cours. J’étais assise sur le marchepied côté cabanon pour ne pas que ses parents me voient et je fumais des cigarettes.

Quand j’avais le moral à zéro, je me disais que ma vie était finie et que je ferais aussi bien d’allumer la télé et le Butagaz et de le téter une bonne fois pour toutes en regardant Les Feux de l’amour et quand y avait un rayon de soleil, je me disais que j’étais comme Camille… Que j’étais juste en train de croupir dans un genre de couvent en attendant ma majorité et que, d’une façon ou d’une autre, les choses allaient forcément bouger un jour… Je ne voyais pas trop comment, mais bon, c’est ça un rayon de soleil : ça te permet de fermer les yeux et d’y croire un peu…

Y a eu ce Jason et y en a eu d’autres, évidemment. Quand ses parents ont fini par trop criser, j’ai repris mon sac d’habits et je suis allée faire peur à d’autres vieux.

Un jour, bien plus tard, mais dans ces eaux-là, j’ai croisé Franck en ville. Je sais qu’il m’a vue, mais il a fait semblant d’être occupé ailleurs et je lui en ai été très reconnaissante.