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La seconde, c’était une carte postale moche de sa ville, avec l’église, le château et tout ça :

Salut Billie. J’espère que tu vas bien, moi ça va. Dis à Claudine que j’ai bien reçu son paquet. Bisou, F.

Je les ai remises dans leurs enveloppes et j’ai eu envie de pleurer de gratitude. Parce que d’accord, j’étais conne, tout le monde me le faisait assez comprendre depuis que j’étais née, mais là, je voyais très bien ce qui se cachait derrière cette entourloupe. Franck m’avait aperçue en pute et ça lui avait fait pitié, du coup il avait inventé quelque chose avec sa mamie pour que je ne perde pas complètement le contact avec moi-même.

Oui, tout ça, c’était juste pour m’obliger à me démaquiller une fois par semaine et à aller boire un verre de grenadine ou d’Orangina dans une petite maison qui m’aimait bien…

Il m’est arrivé de rester plusieurs semaines sans aller à sa rencontre, mais lui, il n’a jamais failli à sa règle. Chaque mercredi, en dehors des vacances scolaires et pendant presque trois ans, j’ai eu droit à ma carte postale moche avec un « J’espère que tu vas bien, moi je vais bien » écrit derrière et à chaque fois, à l’occasion, j’ai croisé le regard d’un être humain qui ne me jugeait pas. Je ne restais jamais très longtemps parce que j’étais trop en mode warrior à cette époque-là pour prendre le risque de la douceur, mais juste de passer vite fait comme ça, avec mon vrai visage de l’époque, ça m’a permis de tenir jusqu’à la suite de ma vie.

*

Un jour, je me souviens, alors que je venais juste de sonner chez elle, je l’ai entendue dire à je ne sais qui au téléphone (la fenêtre de sa cuisine était ouverte) : « Attends, je te laisse, Billie vient d’arriver. Mais si, tu sais bien, cette pauvre gosse dont je t’ai parlé l’autre jour… », ça m’avait poignardé le cœur et j’étais repartie en courant à moitié.

Merde, pourquoi elle parlait de moi comme ça ? J’avais seize ans, je couchais déjà et je me démerdais sans jamais rien réclamer à personne. Je trouvais ça injuste. Je trouvais ça dégueulasse. Je trouvais ça humiliant. Et puis je l’ai entendue qui m’appelait au loin : « Billiiiie ! » Crève, j’ai pensé en faisant la sourde, crève. J’ai encore fait un pas ou deux et puis il y a un truc à l’intérieur de moi qui s’est déchiré et j’ai fait demi-tour.

Oui, que ça me plaise ou non, j’étais une pauvre gosse et je ne pouvais me payer le luxe de me faire croire le contraire…

Je suis revenue sur mes pas, elle m’a embrassée, j’ai bu un café au lait avec elle, j’ai pris ma lettre et je l’ai embrassée.

En repartant, j’étais toujours aussi crevarde, mais j’ai eu vraiment l’impression d’avoir grandi.

Avec tout ce que ça voulait dire d’allégeant pour moi.

Je n’ai pas fait que regarder la télé, abandonner l’école ou être la boniche des garçons les moins regardants avec mes origines à cette époque, j’ai aussi accepté des tas de petits boulots. J’ai gardé des enfants, j’ai gardé des vieux, j’ai fait des ménages et j’ai déterré des pierres ou des patates.

Le problème, c’était toujours mon âge. Les gens voulaient bien m’exploiter, mais ils ne pouvaient pas m’embaucher. Comme ils disaient, ils n’avaient pas le droit. Bien sûr, tiens… pour torcher leurs grands-pères et nettoyer leurs chiottes, ça allait, mais pour me payer au prix, les pauvres, ils avaient des contraintes de légalité…

J’ai perdu Franck de vue. Je savais qu’il revenait certains week-ends ou pendant les vacances, mais il ne sortait plus de chez lui. C’est seulement bien plus tard que j’ai compris qu’il aurait eu tellement besoin de moi, lui aussi, dans ces années-là et je m’en veux encore de n’avoir pas eu le courage, ou simplement l’idée, de frapper à sa porte pour lui sortir ses idées morbides de la tête. Mais vraiment, j’étais moi-même trop loin de ma base pour penser une seconde que j’aurais pu avoir la… je ne sais pas… la légitimité de venir en aide à quelqu’un.

C’était le temps de la survie personnelle comme d’autres disent : « C’était le temps de ma jeunesse… » Désolée, mon Francky. Désolée. Je ne pouvais pas imaginer que c’était aussi dur pour toi que pour moi…

Je te croyais dans ta petite chambre bien confortable, à lire, à écouter de la musique ou à faire tes devoirs. Je n’avais pas encore appris que les gens normaux aussi, pouvaient avoir des problèmes…

*

Et puis un jour, les choses ont bougé.

Un jour et sans le faire exprès bien sûr, mon père s’est enfin bien comporté avec moi : il est mort.

Il est mort électrocuté en allant chourer des câbles ou je ne sais quoi sur une ligne de TGV.

Il est mort et le maire est venu me trouver un matin que j’étais justement en train de trier des patates avec toute une bande de vrais Gitans pour le coup.

Alors même que mes mains étaient super crades, il m’a tendu la sienne et là… là, j’ai compris que le vent était peut-être en train de tourner… Oui, quand il m’a dit au revoir, je suis retournée à mes baquets de calibrage en souriant à moitié.

Petite étoile, petite étoile, tu commençais à t’ennuyer de nous, pas vrai ?

Levez la tête, Franck et Billie ! Levez la tête !

Il m’a serré la main et il m’a demandé de passer le voir la semaine suivante. Une fois dans son bureau, il m’a appris que un, ma belle-mère et mon paternel n’avaient jamais été mariés et que deux, le bout de Morilles dont j’avais hérité avait de la valeur. Pourquoi ? Parce qu’il était situé en hauteur et qu’il intéressait plein de gens qui souhaitaient y installer des relais pour les téléphones portables ou je ne sais quelle antenne.

Allons bon… C’était donc ça, toutes les lettres qu’il nous envoyait depuis des années et qu’on ne lisait même pas ?

Allons bon, j’étais l’unique héritière de cette porcherie et la mairie me proposait de la racheter ?

Allons bon…

Le temps que la procédure se fasse, j’ai eu mes dix-huit ans tant attendus, ma belle-mère et ses ratons ont été relogés en HLM, j’ai touché mon chèque de 11 452 euros, j’ai écouté le baratin du notaire qui m’a expliqué combien je devais mettre de côté pour les impôts et j’ai ouvert un compte à mon nom à La Poste.

Bien sûr, à cette époque, ma belle-mère m’a fait les yeux doux et des chantages pas possibles pour que je lui en refile une part… Et au moins la moitié, sinon ça voulait dire que j’étais vraiment une saleté d’ingrate vu tout ce qu’elle avait fait pour moi, et qu’elle m’avait élevée comme sa fille et tout alors que j’étais celle d’une souillon.

Je pensais que j’avais mangé toute ma merde possible avec elle, mais même là, même dans ces circonstances, ce mot de souillon y m’avait fait mal… Comme quoi, hein ? Même un peu riche, on n’est jamais aussi blindé qu’on croit… Je l’ai écoutée cracher son poison en faisant celle qui aurait peut-être pitié, peut-être, mais moi, toute mon enfance, je l’avais entendue se plaindre de ma présence en répétant que je lui avais gâché sa vie et qu’elle rêvait d’un fauteuil massant, alors je lui ai payé son putain de fauteuil massant, je l’ai fait livrer dans son nouveau clapier et je me suis sauvée une bonne fois pour toutes.

Tout le monde me faisait les yeux doux à cette époque, tout le monde. Puisque tout se sait dans les villages… La rumeur courait que j’avais amassé un gros pactole, genre des millions et tout ça, et moi, je laissais dire.