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C’est sûr, maintenant on me disait bonjour dans la rue, mais j’ai continué de travailler comme avant et, l’âge des grands emplois glorieux légaux étant enfin arrivé, je suis devenue caissière à l’Inter.

À cette époque je vivais avec un garçon qui s’appelait Manu et qui, lui aussi, évidemment, était devenu plus gentil. À force, il avait même réussi à se faire payer les réparations de sa voiture et le fusil de chasse de ses rêves par sa Bibi et à faire croire à la Bibi en question qu’elle l’aimait. Bref, ça roulait. C’est tout juste si on ne parlait pas de se marier.

Je pensais aux copines de Camille qui pleuraient dans leur couvent parce qu’elles n’avaient pas de dot et je mesurais combien tout se mesurait au pognon ici-bas…

Oui, je voulais bien faire semblant d’être heureuse mais de là à me demander d’y croire, y avait de la marge…

Y avait 11 452 euros.

Mais bon, je prenais ce qui venait : j’avais du travail, du blé de côté, un mec qui ne me cognait pas dessus et des radiateurs électriques dans la petite maison qu’on retapait ensemble, question bonheur, je savais que j’étais au taquet.

Donc, tout s’emboîtait à peu près, mais toi, petite étoile, tu te sentais inutile, alors un samedi soir d’hiver, le Manu en question, il est revenu de la chasse et du café (ou plutôt du café, de la chasse et du café) à moitié bourré et il n’arrêtait pas de rire bêtement parce qu’il en avait une bien bonne à me raconter : Hé, le petit pédé… Mais si tu sais, le petit pédé du bled d’à côté… Celui qui dit jamais bonjour et qu’est fringué comme une tapette, là… Ouais, eh ben, ils l’avaient chopé, dis donc… Ouais, ils l’avaient chopé qui se promenait tout seul aux Charmettes et pis, ils l’avaient un peu chauffé, ce con-là, et comme y répondait rien et qu’y faisait sa fière, eh ben, ils l’avaient embarqué avec eux, dis donc… Putain, hé, dans le C15 à Mimiche, tu sais ce qu’y z’y avaient fait ? Ils l’avaient aspergé d’urine de laie en chaleur… Mais si… tu sais bien… le truc, là… l’appât… le produit qu’on mettait sur les troncs d’arbres et qu’attirait les mâles en rut… Ouais, hé… toute la bouteille qui y était passée… Wouarf ! Wouarf ! Hé… trempé qu’il était… Et après, ils l’avaient largué en plein milieu des bois… Comme ça, hé, eh ben, il allait bien se faire démonter le cul, ce gros pédé ! Depuis le temps qu’il en rêvait ! Wouarf ! Wouarf ! Ah, putain, ah, qu’est-ce qu’y s’étaient marrés avec ça… Ah, le con… Ah, le pédé… Ah, il allait passer une bonne nuit, mon salaud et y pourrait venir les remercier demain matin… Hé, mais pour ça, y faudrait qu’il arrive encore à marcher, hein ? Wouarf ! Wouarf !

Je me souviens, j’étais en train de faire du repassage et il faisait déjà nuit noire. Putain, l’électrochoc. Là, dans la seconde, exactement comme Hulk, je suis redevenue ma vraie nature.

Là, tout mon vernis de petite mémère bien rangée a craqué et, dans la seconde, j’étais de nouveau la petite moricaude enragée des Morilles.

Là, j’ai remercié mon père et tous ces connards qui m’avaient appris à recharger n’importe quelle arme et qui m’avaient forcée à tirer sur toutes ces pauvres petites bestioles qui fouinaient au milieu de leurs carcasses de bagnoles pourries parce que ça les faisait marrer de me voir pleurer.

Là, oui.

Là, merci.

Là, je le palpais enfin mon vrai héritage.

Et là, le Manu, il a pas tout compris.

J’ai rien dit. J’ai débranché mon fer, j’ai replié ma table et je l’ai rangée au sous-sol, j’ai été dans notre chambre, j’ai mis des affaires dans son sac de sport, j’ai récupéré mes papiers, enfilé mon blouson et attrapé mon sac à main et ensuite, son beau fusil de chasse bien braqué sur la porte, j’ai attendu qu’il ait fini de pisser ses bières et qu’il sorte enfin des chiottes.

Comme il n’avait pas l’air de me croire, ce con, la porte, je l’ai dézinguée et je lui ai sûrement emporté un bout de tympan avec. Et après, allez savoir, il m’a crue.

Une main sur l’oreille, il m’a conduite là où ils l’avaient abandonné. Si tu me le retrouves pas, je te bute, je l’ai prévenu de ma voix méconnaissable, s’il lui est arrivé le moindre problème, je te repeins le pare-brise.

Grâce aux coups de Klaxon et au faisceau des phares, on l’a aperçu qui longeait une allée cavalière.

Le fusil, mon regard, l’autre connard à moitié sourd et complètement terrorisé au volant, lui, Franck, il a tout de suite pigé la map. Il est monté à l’arrière de la caisse avec moi et notre gentil chauffeur si serviable nous a conduits jusque chez ses parents.

– Fais comme moi, je lui ai dit, prends un sac d’affaires. Et grouille.

Pendant les dix minutes qu’il a été absent, l’autre connard n’a pas arrêté de me répéter : « Mais tu le connais ? Mais tu le connais ? Mais tu le connais ? »

Oui, connard, je le connais.

Et maintenant, ferme ta gueule. Il se trouve que j’y tiens et qu’ici, on respecte ma volonté.

Notre gentil chauffeur bien aimable nous a ensuite conduits jusque dans la grande ville où Franck avait été lycéen (je ne donne pas les noms exprès, mais toi, petite étoile, évidemment, tu sais où) et il s’est garé devant le commissariat. J’ai demandé à Franck d’aller chercher un flic armé et, quand ils sont ressortis tous les deux, j’ai rendu mon cadeau à mon ancien fiancé.

Ah, ben oui, monsieur l’agent… Parce que reprendre, c’est voler…

Le flic n’a rien compris. De toute façon, le temps qu’il regarde la voiture de Manu s’éloigner, on était déjà barrés de l’autre côté. Il a un peu gueulé pour la forme puis s’en est retourné à son poulailler.

Il faut dire que ça caillait dur ce soir-là…

On est allés dans un hôtel de merde près de la gare et j’ai demandé une chambre avec une baignoire. Franck était bleu. Bleu de froid, bleu de moi, bleu de tout. Oui, je crois qu’il avait peur de moi, à ce moment-là. C’est sûr, presque vingt ans de Morilles qui vous remontaient d’un bloc dans la face, ça devait pas être très jojo à voir…

Je lui ai fait couler un bain brûlant, je l’ai désapé comme un petit garçon et oui, j’ai vu sa tebi, mais non, je l’ai pas regardée, et je l’ai plongé dedans.

Quand il en est ressorti, j’étais en train de mater un film à la télé. Il a mis un slip et un tee-shirt propres et il est venu dans le lit à côté de moi.

On s’est rien dit, on a regardé la fin du film, on a éteint la lampe et, dans le noir, on a guetté les paroles de l’autre.

Moi je ne pouvais rien dire parce que je pleurais en silence, alors c’est lui qui s’y est collé. Il m’a caressé les cheveux très doucement et au bout d’un long moment, il a chuchoté :

– C’est fini, ma Billie… C’est fini… On ne retournera jamais là-bas… Chuuuuut… C’est fini, je te dis…

Mais je pleurais toujours.

Alors il m’a serrée dans ses bras.

Alors j’ai pleuré encore plus fort.

Alors il a ri.

Alors j’ai ri aussi.

Et je nous ai foutu de la morve partout.

J’ai pleuré pendant des heures et des heures.

C’était comme une bonde en moi qu’on aurait tirée. Ou comme une purge. Ou comme une vidange. Pour la première fois depuis que j’étais née, je n’étais plus sur la défensive.

Pour la première fois…

Pour la première fois, je sentais qu’enfin, ça y était. Qu’enfin, j’étais en sécurité. Et tout est sorti d’un coup. Tout… L’abandon, la faim, le froid, la saleté, les poux, mon odeur, les mégots, la crasse, les bouteilles vides, les cris, les baffes, les marques, la laideur de tout, les mauvaises notes, les mensonges, la violence, la peur, les vols, les parents de Jason Gibaud qui m’interdisaient de chier chez eux, leurs restes à finir, mon cul, mes nichons et ma bouche qui m’avaient tellement servi de monnaie d’échange ces derniers temps, tous ces mecs qui avaient tellement profité de ma situation, et si mal, et tous ces boulots de merde, et Manu qui m’avait fait croire qu’il m’aimait un peu pour de vrai et que je pourrais avoir ma maison à moi et…