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Et j’ai tout dégobillé en larmes.

Et plus je me vidais, plus Franck semblait se remplir. Je ne saurais pas l’expliquer vraiment, mais c’était l’impression qu’il me donnait. Plus je pleurais, plus il se détendait. Son visage devenait de plus en plus bonasse, il me tortillait une mèche de cheveux dans l’oreille, il se moquait gentiment de moi, il m’appelait Calamity Jane, ou Camille la Dingue, ou Billie the Kid et il souriait.

Il me racontait mon visage méconnaissable, il me racontait la façon dont j’avais labouré la nuque de ce pauvre mec avec le canon de mon fusil pendant qu’il conduisait, il me décrivait son lobe d’oreille déchiqueté qui pendouillait dans les tournants, il imitait le ton de ma voix quand je lui avais ordonné de rabouler un flic et comment j’avais balancé mon arme dans la gueule de Manu en lui disant « Ton cadeau » et il riait presque à certains moments. Oui, il riait presque.

Je n’ai compris que bien après, que bien des confidences plus tard, quand il a commencé, lui aussi, à me raconter un peu ce qu’avait été sa guerre en solitaire avant moi, avant nous, que cette nuit-là, s’il était si heureux de me voir aussi malheureuse, c’était parce que pendant que je sanglotais dans ses bras non-stop et limite en crise de tétanie, il était, lui, en train de trouver une première bonne raison de ne plus mourir.

Les larmes que je pleurais, c’était son carburant pour la suite, et ses moqueries, c’était juste pour me rassurer. Pour me prouver qu’on pouvait rire de tout et que, d’ailleurs, on allait rire de tout à partir de maintenant puisque regarde, Billie… Regarde… Nos vies, si pourries soient-elles, nous étaient enfin rendues dans ce petit lit pourri aussi… Hé… Arrête de pleurer, ma puce… Arrête de pleurer… Grâce à toi, on venait d’abattre le plus dur. Grâce à toi, on était sauvés. Oh, et puis si, pleure, va… Pleure… Ça te fera dormir… Pleure, mais n’oublie jamais ça : bien sûr, nous n’en étions qu’au début de nos peines, tous les deux, bien sûr, mais quand nous serions au bord de nos tombes, nous pourrions nous retourner et nous dire : c’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par la peur et ce sentiment de terreur que m’avaient inspiré des connards de beaufs…

En vrai, il ne disait que des chut, mais ses chut disaient ça.

Sans la gentillesse de Franck quand nous avions révisé notre scène ensemble, sans l’enfance de Billie Holiday qu’il m’avait racontée en regardant ailleurs, bien au-delà de mon appuie-tête, et sans ses cartes postales minuscules envoyées chez Claudine pendant mes années de couvent, je n’aurais jamais eu le réflexe de devenir dingue. Et sans ma dinguerie, il n’aurait pas survécu non plus.

Voilà, petite étoile… Et maintenant, je te le demande : est-il utile pour moi d’aller plus loin ? Est-ce que cette dernière phrase n’est pas trop classe et nous servirait tout à fait bien de laissez-passer pour la suite ?

Non ?

Pourquoi, non ?

Tu veux que je raconte aussi comment c’est moi qui nous ai mis dans cette merde pour bien tout soupeser avant de donner ton verdict ?

OK, OK. J’enchaîne…

Quand j’ai été trop épuisée pour avoir encore la force de pleurer, je me suis endormie et, juste au moment de m’endormir, je lui ai fait promettre de ne plus jamais m’abandonner. Parce que je faisais trop de conneries sans lui… Trop, trop de conneries…

Il a ri encore une fois et un peu bizarrement pour se cacher derrière et il a ajouté comme ça, dans son rire à la con :

– Oh là ! Tout ce que tu voudras ! Je tiens à ma peau, moi !

Puis tout bas et dans le pli de son coude :

– Oh… Billie… Je l’avais oublié…

*

Hé, la starounette… Pas mal, la saison 2, non ?

Du cul, de l’action, de l’amour, y a tout, là !

Après, tu vas voir, c’est moins funky.

Après, c’est deux jeunes dans la débrouille. Rien de très original. Surtout que je ne vais pas pouvoir m’éterniser vu que le ciel commence à pâlir tout là-bas. Tout là-bas, ce doit être l’est, j’imagine…

Oui, il faut que je me dépêche de te raconter la fin du film avant que la lumière se rallume.

Le lendemain matin, nous avons pris le train pour Paris.

Dans ce train, Franck m’a raconté où il en était de sa vie : pour faire plaisir à son père, il s’était inscrit en fac de droit et vivait en colocation avec un de ses cousins dans un petit appartement en banlieue où les loyers étaient moins chers.

Il n’aimait ni le droit ni son cousin et encore moins la banlieue.

Je lui ai demandé ce qu’il voulait faire.

Il m’a répondu que son rêve était de s’inscrire à un stage qui lui permettrait de participer à un concours pour entrer dans une super école de joaillerie-bijouterie.

Tu veux être bijoutier ? je lui ai demandé. Tu veux vendre des colliers, des montres et tout ça ?

Non. Pas en vendre, en créer.

Il a allumé son ordinateur et il m’a montré ses dessins.

C’était super beau. C’était comme s’il avait soulevé le couvercle plein de sable d’un vieux coffre.

C’était comme un trésor…

Je lui ai demandé pourquoi il ne faisait pas ce qu’il aimait plutôt que d’obéir à son père.

Il m’a répondu qu’il n’avait jamais fait ce qu’il aimait de toute sa vie et qu’il avait toujours obéi à son père.

Je lui ai demandé pourquoi.

Il a fait celui qui était occupé avec ses fenêtres à refermer.

Au bout d’un moment, il m’a répondu que c’était parce qu’il avait peur.

Peur de quoi ?

Il ne savait pas.

Peur de le décevoir encore une fois.

Et de faire reporter cette déception sur sa mère.

Peur d’enfoncer sa mère sous terre encore un peu plus bas.

Je n’ai rien répondu.

Dès que ça touche le domaine des parents, je n’ai plus de ressource.

Alors il a rangé ses rêves et nous avons continué notre trajet en silence.

Quand nous sommes arrivés à Paris, il m’a proposé de déposer nos sacs à la consigne et de faire un peu de tourisme avant d’aller chez lui. Enfin… chez son cousin…

Nous avons refait plus ou moins le même circuit que celui de notre sortie de classe quatre ans plus tôt.

Quatre ans…

Qu’est-ce que j’avais fait, moi, en quatre ans ?

Rien.

Taillé des pipes et trié des patates…

J’étais décalquée de tristesse.

Ce n’était plus du tout comme la dernière fois. C’était l’hiver, il faisait froid, la Seine ne dansait plus, la passerelle était déserte et les cadenas avaient tous été coupés et jetés à la poubelle. Les gens ne pique-niquaient plus dans les jardins en tournant leurs visages vers le soleil, ils ne jacassaient plus en terrasse en buvant des verres de Perrier, ils marchaient toujours aussi vite, mais ils ne souriaient plus. Ils faisaient tous la gueule.

Nous avons bu un café (un court) qui coûtait 3,20 €.

3,20 €…

Mais comment c’était possible ?

Moi aussi, j’avais peur.

Je me demandais si Manu avait été obligé d’aller aux urgences et s’il penserait à vider la machine avant que le linge sente le moisi. C’est tout juste si je ne cherchais pas une cabine téléphonique du regard pour lui laisser un message.

C’était horrible.

*

Le cousin de Franck avait beau venir d’une famille noble avec un nom en plusieurs morceaux, un grand nez, des genres de manières et une chemise Lacoste, il m’a accueillie exactement comme les parents de Jason Gibaud.