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Ils sont tombés amoureux chacun de leur côté, amoureux pour de vrai, amoureux avec de l’amour à l’intérieur. Ils y ont cru, ils se sont racontés, ils se sont motivés, ils ont déchanté, ils se sont pris des sots, des pelles et des râteaux, ils ont ri, ils ont pleuré, ils se sont consolés et ils ont fini par apprendre Paris. Ses codes, ses privilèges et ses servitudes. Ses grands fauves, ses territoires et ses points d’eau.

Ils ont travaillé comme des chiens, ils se sont nourris, pansés, beurrés, dégrisés, engueulés, quittés, gavés, gâtés, pourris, détestés, sevrés, réinitialisés, déçus, adorés, retrouvés et épaulés tout du long et surtout, ils ont appris à lever la tête ensemble.

Ce sont eux qui ont vécu.

Ce sont eux.

Dans les années qui ont suivi, ils se sont donc séparés plusieurs fois, mais ont toujours conservé, soit l’un soit l’autre et selon les aléas de leurs béguins respectifs, leur petit deux-pièces de la rue de la Fidélité qui demeure, encore à ce jour, leur unique port d’attache sur cette terre.

À part pour aller en vacances, et encore, Billie n’est plus jamais sortie de Paris, ville-doudou qui était devenue sa seule famille en plus de Franck, et Franck, parce qu’il était bon fils, a continué de prendre le train vers la sienne les veilles de fêtes et de jours fériés.

Son père ne lui parlait plus, mais ce n’était pas grave : il ne parlait plus à personne en dehors de son groupuscule d’amis en faction contre les Saboteurs. Sa mère était dans le gaz et Claudine allait bien. Claudine ne manquait jamais de lui transmettre des bisous pour Billie. Jamais. Et même des sablés un peu mous quelquefois.

Il y avait presque trois ans déjà, alors que Franck travaillait encore en alternance dans un atelier de polissage situé dans le Marais et que Billie venait l’y débaucher tous les soirs vu qu’elle était de nouveau célibataire, qu’elle travaillait de nuit à cette époque (blanche et avec des papiers, certes, mais il ne fallait pas trop rêver non plus) et qu’elle prenait son petit déjeuner tandis qu’il buvait son petit chablis du soir, espoir, les choses ont de nouveau roqué pour elle.

Parce que Franck était souvent en retard et que la petite dame fleuriste installée en face de son atelier avait au moins deux mille ans d’âge et qu’elle mettait des plombes à rentrer ses seaux, ses petits buis, ses pots de fleurs et tout son bordel, Billie – qui n’aimait pas attendre un garçon plus que de raison – avait commencé à lui donner un coup de main et à plier boutique avec elle pour ne pas rester inactive. (Et risquer de boire un demi avant son café-crème, disons-le, nous qui le savons.)

Et donc, de petits coups de main en petits coups de main, de petites parlottes en grandes discussions, de petits bouquets en grandes croix de deuil, de petits conseils en grand apprentissage, de petits samedis en grandes semaines, de petites initiatives en grands changements, de grandes innovations en petits succès, de petits chèques emploi-service en petites feuilles de paye et de petit bien-être en grand amour, la voilà qui était devenue fleuriste superstar.

Et c’était une évidence, petite étoile, une évidence…

Billie était née pour créer du beau tandis que tant d’autres avant elle s’étaient échinés à lui prouver qu’elle n’y aurait pas droit.

Une évidence.

Ce n’est pas une nuit qu’il faudrait pour raconter comment notre petite peureuse était devenue la coqueluche de sa rue, de son quartier, de son Rungis, des rédactrices de presse, des décorateurs et de tous les bouche à oreille du flower power à Paname, mais un livre entier.

Parce que si elle manquait de ressource côté dessine-moi un arbre de famille, question ramifications des pépètes, mammamia, elle aurait pu en donner, des cours magistraux, aux filles à papa des écoles de commerce…

Ce n’était pas une bosse, qu’elle avait, c’était un chameau complet !

Ce que Billie voulait, Dieu l’inventait pour elle.

Ses vêtements insensés (par tous les temps) de la tête (foulard) aux pieds (chaussettes), uniquement des motifs fleuris (cueillis dans des friperies), ses cheveux teints de toutes les couleurs du Pantone® et assortis aux poils de son chien (un genre de caniche croisé teckel, mais en beaucoup plus laid) selon leurs humeurs à tous deux et sa vieille estafette Renault peinte en vert tendre et couverte de boutons-d’or que les pervenches n’osaient même plus verbaliser de peur de trahir la cause.

Question compta, ce n’était pas vraiment ça, mais bon, hé, les fleurs ça se fane quand on veut, hein ? Et puis payez donc en espèces les amis, ici c’est trop humide pour un terminal de carte bancaire. Regardez, je ne mens pas : l’écran est couvert de buée… Oh, zut, pas de chance… Payez en espèces, messieurs dames et l’on vous mettra un nuage de myosotis à la boutonnière pour la peine.

Les bouquets de Billie étaient les plus jolis, les plus tendres, les plus simples et les moins chers de Paris et, pour ce qui était de niquer son monde, elle n’avait de leçons à recevoir de personne.

Debout à l’aube, couchée à l’aube, sautillant toute la journée entre ses renoncules et ses pensées, Dr. Martens en Liberty aux pieds, ceinture en rafia, gouaille à la Arletty et sécateur en liberté qui cliquetait du soir au matin, de loin, on aurait dit la fille d’Eliza Doolittle version cockney et d’Edward aux mains d’argent.

My Fair Fair Fair Billie…

Autant dire que de loin on ne reconnaissait plus grand-chose des Morilles.

Mhmm… un certain sens des affaires, peut-être…

La vieille était toujours là, mais elle avait totalement passé la main. Elle tenait la caisse et la convertissait en anciens francs chaque soir pendant que sa jeunette rentrait le trottoir. Oh, mon Dieu, mais ça faisait vraiment beaucoup d’argent et elle vivrait bien encore deux mille ans !

*

Bon, petite étoile, j’ai passé la main deux minutes car il est difficile de se jeter des fleurs à soi-même, mais me revoilà et, sache-le… sache-le maintenant puisque la prochaine saison t’appartient en partie et semble plus compromise : merci.

Merci pour tout ça.

Merci pour moi et merci pour mon colocataire de vie qui, lui, est revenu d’Inde il y a six mois et travaille aujourd’hui, enfin, dans l’un des grands ateliers de la place avec la colonne au milieu. (Vendôme, insistent-ils.)

Je le savais.

Je le lui avais prédit, un soir, dans la pizzeria du Lotus Impérial…

J’aurais dû parier. Je suis bête.

Merci pour ma vie, merci pour sa vie, merci pour mes amoureux, merci pour ses amoureux, merci pour mon chien rose fuchsia que j’aime beaucoup et sur lequel personne ne tirera jamais, merci pour Paris, merci pour ma vieille momie qui me casse les cookies, mais qui paye toutes les charges, merci pour ma camionnette qui ne m’a encore jamais laissée en rade, merci pour les pivoines, merci pour les pois de senteur et les cœur-de-marie, merci de ne plus boire et de pouvoir picoler encore, merci de ne plus pleurer la nuit, merci d’avoir toujours de l’eau chaude et merci de travailler dans un endroit qui sent toujours bon.

Merci pour Mme Guillet. Merci pour le spectacle vivant. Merci pour Alfred de Musset et merci pour Camille et Perdican.

Et merci pour Billie Holiday qui a aussi chanté No Regrets.

Et, surtout, merci pour lui.

De lui.

Merci pour Franck Mumu des Prévert.

Merci pour Franck Muller des galères.

Merci pour mon Francky pour la vie.

Merci…

Et maintenant que c’est dit, débarque tes putains de brancardiers, bordel de merde ! Je me gèle les miches et t’es presque plus là !

C’est vrai, ça ! Mais qu’est-ce que tu fous, bon sang ?

Tu trouves pas qu’on en a assez bavé comme ça ?

Fuck ! Brille un peu !

Chatoie ! Poudroie ! Lâche-toi !

Je sais, je sais…