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Elam affichait une tenue ample et décontractée – short et chemisier couleur chamois – ainsi qu’un sourire qui semblait sincèrement amical. « J’ai là le tableau de service de demain. Je me suis dit que vous aimeriez y jeter un coup d’œil. Ou simplement bavarder. Je vous dérange ? »

Zoé l’invita à entrer. Sa cabine était petite, une simple couchette et une table de travail ainsi qu’une paroi qui pouvait faire office d’écran. À peu près une fois par mois, une sélection de programmes de divertissement terrestres dûment compressés arrivait par la liaison à particules jumelles et ce soir-là, la plupart du personnel regardait Novosibersk Brevities dans la salle commune. Zoé avait branché son écran sur une caméra externe et n’aspirait à nul autre spectacle qu’à celui du parcours tranquille du croissant de la lune d’Isis parmi les étoiles.

Elam pénétra dans la pièce à sa façon habituelle : d’une démarche brusque et en gardant les bras le long du corps. Elle était grande, même pour les standards kuipers. « Je n’aime pas trop ces divertissements futiles. Vous non plus, semble-t-il. »

Zoé se demanda quel comportement adopter. Bien qu’Elam ne fît pas étalage de son rang, elle occupait une place importante dans la hiérarchie de la station puisqu’elle venait juste derrière Tam Hayes. Ce genre de questions ne se posait pas sur Terre : les cadres juniors se soumettaient à la volonté des seniors, et tout le monde obéissait à la Famille. Tout simplement.

Elam lâcha ses papiers sur le bureau de Zoé. « C’est vraiment désert, dans le coin, quand les programmes arrivent.

— Il paraît qu’il y a de bons numéros de danse dans celui-là.

— Mouais. Vous m’avez l’air aussi enthousiaste que moi. Je dois être un vieux fossile kuiper. Là d’où je viens, la danse est une activité, pas un spectacle. »

Zoé ne trouva rien à répondre. Elle ne dansait pas.

Elam jeta un coup d’œil à l’écran mural. Zoé en avait maximisé la résolution pour créer l’illusion que sa cabine était privée de mur et s’ouvrait sur la nuit d’Isis. Les lumières crues du périmètre de Yambuku illuminaient les arbres les plus proches contre le noir velouté de la forêt.

« Sans vouloir vous offenser, Zoé, vous me faites parfois penser à un fantôme : vous êtes ici, à l’intérieur, mais on dirait que seul l’extérieur vous intéresse.

— On m’a entraînée pour ça. »

Elam fronça les sourcils et détourna le regard.

« J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? ajouta Zoé.

— Pardon ? Oh ! Non, Zoé. Pas du tout. Je vous le disais, je ne suis qu’un vieux fossile kuiper.

— Vous avez lu mon dossier personnel, devina Zoé.

— En partie, pour le boulot.

— Je sais bien de quoi il doit avoir l’air, pour vous. Unique survivante d’un groupe clonal, conçue pour servir sur Isis, perdue trois ans dans une crèche pour orphelins, légère aversion au contact humain… Plutôt bizarre, et, j’imagine, très terrien. Mais, vraiment, je… »

Elle s’apprêtait à dire je suis comme tout le monde. Mais n’aurait-ce pas été un mensonge ? Même sur Terre, elle se tenait toujours un peu à l’écart. C’était aussi pour cela qu’elle convenait pour cette mission.

« … travaille dur pour m’intégrer.

— Je sais. Et j’apprécie vos efforts à leur juste valeur. Je voulais d’ailleurs vous présenter nos excuses pour avoir tant tardé à rompre la glace. C’est surtout à cause de ce qui est arrivé à Mac ; rien à voir avec votre passé. »

L’adverbe n’échappa pas à Zoé. Surtout. Mais c’était mérité. La plupart des savants de Yambuku étaient kuipers de naissance. Le ministère de la Colonisation du Commonwealth avait autrefois peuplé les premières colonies, sur les corps de Kuiper, de citoyens génétiquement modifiés pour supporter une solitude prolongée et travailler dans les mines d’eau sans devenir claustrophobes. Il y avait malheureusement eu un échange de séquence défectueux. Un défaut non détecté dans leur génome altéré, un délabrement neurologique qui se déclarait sur le tard, une grave maladie congénitale de la gaine nerveuse, difficile à soigner comme à contenir. Parmi cette génération de colons kuipers, ceux qui avaient survécu aux rigueurs de la première vague de colonisation étaient morts en hurlant dans des installations médicales inadaptées, loin de la Terre. Seul un programme précipité de réparation de séquence avait pu éviter le même sort à leurs enfants. Du moins à la plupart.

Les vétérans kuipers vous diraient qu’ils craignaient moins les manipulations génétiques que l’utilisation à grande échelle qu’en faisait la Terre à fins de contrôle démographique. Leur histoire les rendait pourtant chatouilleux sur le sujet. Zoé était née par clonage et sa vie avait été conçue et ajustée pour servir les Trusts. Ses collègues d’origine kuiper ne pouvaient que trouver cela répugnant.

« Ce que je veux dire, Zoé, c’est que tout ça n’a pas vraiment d’importance. Vous êtes l’une des nôtres, maintenant. Il le faut bien. Nous sommes dans une bathysphère – Yambuku – au fond d’un océan biologique hostile. La moindre fuite, et c’est la fin pour nous tous. Dans ce genre d’environnement, on n’a pas d’autre choix que de se faire mutuellement confiance. »

Zoé acquiesça. « Je comprends. Je fais de mon mieux, Elam. Mais je ne suis pas… douée pour les relations humaines. »

Elam lui toucha le bras. Zoé se força à ne pas broncher. La main était chaude, sèche, rugueuse.

« Ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que si vous avez besoin d’une amie, vous pouvez compter sur moi.

— Merci. Et désolée d’avoir l’air impolie. J’ai hâte de travailler avec vous, mais… je ne veux pas d’une amie.

— Pas de problème, sourit Elam. Je n’ai pas parlé de vouloir. »

Chaque jour qui passait la rapprochait de la fin de sa réclusion à l’intérieur de Yambuku. Dehors, une semaine de pluie avait cédé la place à un soleil éclatant. L’atelier de la station travaillait sur la combinaison d’excursion de Zoé, dupliquait ses fichiers, testait ses capacités, validait ses fonctionnalités les unes après les autres. Zoé patientait et se familiarisait avec les seize résidents actuels de Yambuku. Ceux avec qui elle se sentait le plus à l’aise étaient Elam Mather, Tam Hayes, le planétologue Dieter Franklin, ainsi que les trois ingénieurs de l’atelier : Tia, Kwame et Paul.

« On approche du feu vert pour votre expédition, lui apprit Tam Hayes. Les techniciens sont impressionnés. On nous avait prévenus de nous attendre à de l’inédit. Mais ça va bien plus loin. »

Zoé poussa un imposant chariot le long du mur d’enceinte aveugle du quartier sud. Les roues cliquetèrent sur le sol d’acier brossé. Elle essaya d’imaginer à quoi ressemblait l’endroit lors de son assemblage par les tractibles et les constructeurs Turing. Sans doute à une catacombe métallique supervisée par des araignées mécaniques, avec des panneaux d’acier et de métacarbone qui arrivaient d’orbite sous des parachutes guidés.

La journée était dans l’ensemble chaude et ensoleillée, d’après Hayes. Elle-même, de ce recoin monotone et hors du temps, n’avait aucun élément pour en juger. « D’habitude, par ce temps-là, on fait sortir les télésenseurs libellules », dit Hayes.

Elle leva les yeux de son travail.