« Ça vous intéresse ? » demanda-t-il.
Et comment.
« Si j’en crois votre dossier, vous savez manipuler ce type de matériel téléguidé. Vous confirmez ? »
Zoé ajusta le casque sur son crâne. « Oui.
— Et vous connaissez le terrain ?
— D’après les simulations.
— Très bien. On va dire qu’il s’agit d’une balade d’entraînement. Contentez-vous de me garder en permanence dans votre champ de vision et de faire ce que je dis. »
La salle de contrôle des appareils de téléprésence n’était pas moins exiguë que la cabine de Zoé. Elle avait conscience de la présence de Tam Hayes sur le siège d’à-côté. Un environnement ultrapropre comme celui de Yambuku faisait ressortir les odeurs. Elle sentait celle de l’homme, une odeur de propre, de savon et de coton blanchi, associée à son odeur spécifique, qui évoquait le foin au printemps. Elle se sentait aussi, hélas, nerveuse, impatiente. Elle mit le casque en marche et la pièce disparut… mais l’odeur resta.
Hayes activa les télécommandes et deux télésenseurs libellules décollèrent d’une ouverture située à la périphérie du dôme pour s’élever dans l’air tranquille de la mi-journée.
Les ailes fragiles des télésenseurs étaient constituées de prismes microscopiques, des cellules de chiton photoélectrique qui miroitaient. Leurs corps allongés se courbèrent vers le bas pour gagner en stabilité tandis qu’ils volaient sur place.
Zoé, le casque sur la tête et les mains sur les commandes, voyait par les yeux du télésenseur : une vue aérienne de Yambuku, avec, derrière la station, la vallée boisée si large et si profonde, et la canopée d’un vert continu que mouchetaient les ombres légères des nuages.
Son cœur battait à tout rompre. Un autre mur venait de tomber. Entre elle et Isis se dressaient beaucoup de murs, chaque jour un peu moins nombreux. Il n’y en aurait bientôt plus un seul, sinon l’imperceptible membrane de sa combinaison d’excursion. Les deux royaumes – celui de l’écologie terrestre de sa chair et de son sang et celui, profond, de la biosphère d’Isis – seraient bientôt aussi proches du contact physique que la technologie le permettait. Elle avait hâte de toucher son nouveau monde, d’en sentir le souffle sur son corps. Un sentiment d’une intensité surprenante.
Tam Hayes prit la parole. Il était assis à côté d’elle, à la console, mais sa voix semblait retentir dans le ciel bleu et brillant. « On va y aller tout doucement. Suivez-moi d’aussi près que vous le pouvez. Si vous perdez mon télésenseur de vue, utilisez le dispositif d’affichage de cible pour me retrouver. Et n’hésitez pas à poser des questions. Prête, Zoé ? »
Bêtement, elle hocha la tête, alors qu’avec son casque Hayes ne voyait d’elle que son télésenseur, identique au sien. « Prête », confirma-t-elle avec un temps de retard. Sa main tremblait sur le manche à balai et faisait tressauter le télésenseur au soleil.
« Grimpons à trois mille mètres, pour commencer. Ça vous donnera une vue d’ensemble. »
Sans plus attendre, le télésenseur de Hayes entama une spirale ascendante. Zoé guida aussitôt sa libellule vers le haut, sans coller à celle de Hayes mais en gardant le rythme, démontrant ainsi son habileté. Dans le coin supérieur droit de son casque, un indicateur d’altitude vacillait d’une irisation vermeille.
Ils s’arrêtèrent à trois mille mètres. Le vent y avait plus de puissance et les libellules oscillaient comme des mouettes planant sur place.
« L’altitude est notre meilleure défense, dit Hayes. Vu le coût de ces télésenseurs, nous préférons les garder à distance des insectivores. Le danger principal vient des aviants. La présence à moins d’un kilomètre d’un oiseau d’une taille un tant soit peu conséquente déclenche une alerte tête haute, du moins ici, à découvert. Dans la canopée, ça se complique un peu. Essayez de ne pas trop vous approcher des arbres et ne descendez pas à moins de cinq ou six mètres du sol. En bref : restez aux aguets et surveillez les indicateurs. »
Elle savait déjà tout cela. « Où allons-nous ?
— À la colonie des mineurs. Où d’autre ?
— Là, comme ça ?
— Oui, là, comme ça. »
Zoé décida que cet homme-là lui plaisait.
Les télésenseurs libellules ne relayaient que l’audiovisuel. Ils volaient vers l’ouest, mais aucune sensation physique de vol n’était perceptible. Zoé avait toujours conscience de la pression exercée par la chaise sur ses fesses, de sa présence en chair et en os dans la salle de contrôle. Mais elle avait devant les yeux des images profondes, riches, et stéréoscopiques. Et elle entendait à merveille ce qu’entendaient les télésenseurs : à cette altitude, rien que le léger bruit du courant d’air et, plus bas, peut-être l’écoulement de l’eau ou les cris des animaux.
Ils traversèrent ensemble le ruban étincelant de la rivière de Cuivre, ainsi baptisée par le prédécesseur de Hayes en hommage à son origine kuiper. De grands aviants et de petits prédateurs s’étaient rassemblés pour boire sur la rive sablonneuse, à l’endroit où l’eau, moins rapide, formait des mares. Elle vit une horde d’épidonts qui prenait un bain de soleil dans les flaques. Derrière la rivière, la canopée se refermait, impénétrable ; les arbres, à graines ou à spores, ondulaient tel un immense tissu vert déployé jusqu’aux contreforts de la chaîne des montagnes de Cuivre.
« Tout cela a l’air si familier, murmura Zoé.
— Sans doute. » La voix de Hayes retentit derrière elle dans le ciel vide. « Vu d’ici, on se croirait presque au-dessus d’une région équatoriale de la Terre. On oublie vite qu’Isis a connu une évolution radicalement différente. Les travaux de ces six derniers mois laissent à penser qu’ici la vie est restée unicellulaire bien plus longtemps que sur Terre. Dans les organismes terrestres, la cellule est une usine à protéines à l’intérieur d’une forteresse de protéines. Les cellules sur Isis sont similaires, mais mieux défendues, plus efficaces et bien plus complexes. Elles synthétisent un nombre impressionnant de produits chimiques organiques et subsistent dans des milieux beaucoup plus hostiles. Au niveau macroscopique – celui des organismes multicellulaires – la différence fonctionnelle est minime. C’est la complexité qui fait toute la différence. Un carnivore est un carnivore et sa parenté avec les herbivores est évidente. Mais descendez au niveau cellulaire, au niveau de la biosphère fondamentale de la planète, et vous verrez qu’Isis prend un aspect beaucoup plus étranger. Plus dangereux, aussi.
— Je parlais du terrain. J’ai déjà effectué ce trajet des milliers de fois sur les simulateurs.
— Qui ne sont que des simulateurs.
— Des simulateurs basés sur des relevés topographiques.
— Quand bien même. Vous ne trouvez pas ça différent quand le paysage que vous survolez est vivant ? »
Vivant, pensa Zoé. Oui, il y avait une différence, en effet. Même les meilleures simulations n’étaient qu’une espèce de carte. Elle était maintenant confrontée au territoire lui-même, qui bougeait, qui changeait. À un passage d’un dialogue antique entre la vie et le temps.
Hayes l’accompagna plus bas. Elle vit son télésenseur briller devant elle comme un joyau dans la lumière de midi. Devant eux s’étalaient les contreforts, des crêtes boisées que ravinaient des ruisseaux. Au fur et à mesure que le terrain s’élevait, les plantes vivaces, les plantes rampantes avides d’eau et les baobabs se voyaient remplacés dans la forêt par de petits végétaux succulents qui poussaient sur les plateaux rocheux. Une flore basse et éparse ouvrait d’épais pétales émeraude, comme ces limbes d’aloe vera. Zoé se récita les noms latins, savoura leur mélodie en regrettant pourtant que les végétaux de la forêt isienne n’aient pas reçu d’appellations d’une langue d’Isis, s’il y en avait jamais eu une. Les grognements et claquements linguaux des mineurs s’en approchaient, mais on ignorait s’ils formaient un vrai langage. C’était justement l’une des questions auxquelles Zoé espérait apporter des réponses.