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— Je leur adresse toutes mes félicitations.

— Non, vraiment. Ça fait vingt ans que le Trust des Travaux s’embourbe sur Isis et les choses vont de mal en pis. Si M&P se pointe et la rend rentable d’un coup de baguette magique, ça peut leur rapporter assez de soutien au Conseil pour évincer la ligne dure des Travaux. »

Ce genre de spéculations mettait Hayes mal à l’aise. « Tout ça, c’est de la politique terrienne, Elam. Qu’est-ce que ça signifie, à notre niveau ?

— Si ça marche, on nous enverra un nouvel aréopage de kachos avec de nouvelles priorités. Au mieux. Ça peut vouloir dire des colonies permanentes, à long terme. Ou qu’Isis sera très vite dépouillée de ses ressources biologiques et génétiques. Et ça veut presque sûrement dire une réduction importante de la participation kuiper.

— Ah bon ?

— Eh bien, on est là pour quoi, à ton avis ? Parce que ça permet aux gens des Travaux d’exploiter notre savoir-faire scientifique sans rien devoir à M&P. Mais aussi parce que nous avons l’habitude de vivre et de travailler en petits groupes et en environnement confiné. Si leurs interfaces environnementales permettent à Mécanismes & Personnel de rendre Isis accessible à tous – et s’ils y parviennent en évitant l’humiliation d’une alliance avec les Républiques de Kuiper – alors ils remportent une victoire écrasante sur les Travaux. Et sur nous par la même occasion. Sans parler de l’avenir de la véritable science sur cette planète. Ils ne diffuseront pas les connaissances, ils brevetteront tout ce qu’ils apprendront. Et ils nous doubleront sur le chemin des étoiles.

— Tu crois que Zoé a conscience de tout ça ?

— Zoé est le dindon de la farce. Elle s’imagine participer à un projet exozoologique. Mais elle appartient à Mécanismes & Personnel. Relis son dossier, y compris les lignes en petits caractères. Elle a été décantée et élevée dans une crèche M&P de premier ordre. Et tout d’un coup, à douze ans, on la balance avec ses quatre sœurs clonales dans un ranch-orphelinat de Téhéran.

— Beaucoup de gens se retrouvent ainsi hors circuit. La bureaucratie…

— Ouais, mais vérifie la date. Août 32 : le Trust des Travaux fait arrêter la moitié des dirigeants de M&P pour sédition. Une lutte pour le pouvoir. Septembre 32 : Zoé et ses sœurs sont balancées à Téhéran. Janvier 35 : nouveau remue-ménage dans les directions, cette fois-ci dans les Travaux. On blanchit quelques kachos de Mécanismes & Personnel, on les sort des fermes de réhabilitation et on les présente comme des héros. Mars 35 : M&P récupère Zoé dans la ferme-orphelinat.

— Seulement Zoé ?

— Ses sœurs n’ont pas survécu. Les fermes-orphelinats iraniennes ne ressemblent pas vraiment à un hôtel de luxe. Tout ce que Zoé sait, c’est qu’elle a été sauvée. Sa loyauté ne leur a pas coûté cher.

— Oui, enfin, de leur point de vue. Zoé a dû en sortir traumatisée, elle.

— Ça se voit, non ? »

Il hocha la tête. « Elle n’est pas vraiment sociable, en effet.

— Elle est à la fois victime et outil, élevée à coups de promesses, de théorie, de thymostats et autres conneries. Tu veux un conseil ? Ne t’attache pas à elle. »

Je ne suis pas attaché, pensa Hayes. À quoi que ce soit. « Elle est loin de chez elle, Elam.

— Pas tant que ça. Elle a un gardien, un kacho de Mécanismes & Personnel nommé Avrion Theophilus. Il l’a entraînée, formée, et lui a servi de père de substitution après Téhéran. Et si j’en crois ce planning, il vient à Isis. »

Une douzaine d’écrans dans tout Yambuku relaya la tombée de la nuit. Hayes passa la soirée avec Dieter Franklin. Le grand planétologue but trop de café et enfourcha son cheval de bataille, une théorie sur la structure microtubulaire des microcellules isiennes. Intéressante, mais pas assez pour empêcher Hayes de prendre congé à minuit.

La station était plus calme après le crépuscule. Bizarre comme nous nous calons tous sur les rythmes circadiens, pensa Hayes, alors que la journée sur Isis dure quelques heures de plus. Il fit le tour des couloirs du cœur – la ronde du concierge – puis alla se coucher.

Zoé était tout excitée à l’idée de sa sortie. Elle se contenait tandis qu’on l’équipait, mais Hayes savait, à la couleur de ses joues et à l’éclat de ses yeux, qu’elle avait rêvé de ce moment pendant des années.

Le souvenir de Mac Feya vint ternir son propre enthousiasme. La combinaison d’expédition de Zoé était d’une finesse incroyable. Elam avait raison : il ne s’agissait pas d’une bioarmure améliorée, mais de toute une panoplie de nouvelles technologies, soigneusement amassées, supposa-t-il, par les savants de Mécanismes & Personnel. Et qui, en effet, transformeraient la présence humaine sur Isis en cas de succès.

Le temps que lui-même s’enferme hermétiquement dans sa bioarmure, beaucoup plus encombrante, Zoé était prête depuis longtemps. Comparée à lui, elle paraissait souple et libre, n’ayant sur le corps qu’une membrane semi-transparente, un appareil respiratoire autour de la bouche, un fourreau pelvien chargé de recycler les déchets, et une paire de solides bottes.

Elam Mather, qui supervisait l’opération bien à l’abri dans le cœur stérile, étudia leurs télémesures et les autorisa à quitter la station. Ils avaient déjà franchi trois enceintes annulaires externes semi-chaudes et se trouvaient face à la dernière porte, un grand sas en acier qui glissa en position ouverte et leur révéla la lumière du jour.

Mais pas celle du soleil, dissimulé par une épaisse couche de nuages qui assombrissait la forêt proche et lui conférait une apparence peu engageante. Dans sa volumineuse bioarmure, Hayes vit Zoé le dépasser et se camper dans la clairière, l’air ridiculement vulnérable. On l’aurait presque crue nue : sa combinaison donnait à ses formes un éclat rougeâtre mais ne cachait rien.

Ses bras et ses épaules pouvaient bouger sans retenue. Le haut de son corps était souple, des petits muscles qui tendaient une peau sans défaut. Elle avait une poitrine menue et ferme. Hayes tremblait pour elle, mais Zoé n’éprouvait aucune crainte. Ses premiers mouvements furent gauches, gênés par le matériel placé sur son pelvis et ses jambes, mais empreints d’une joie radieuse.

« Doucement, Zoé, la prévint-il. C’est un exercice de télémesure, pas un pique-nique. »

Elle s’immobilisa, les mains tendues devant elle, le menton levé. « Tam ! Vous sentez ?

— Quoi donc ? »

La tête lui tournait presque. « La pluie ! »

Une pluie imperceptible – du moins pour Hayes – tombait d’un léger nuage qui s’était déployé depuis l’ouest. Les gouttes s’écrasaient sur le sol sec et crépitaient sur les feuilles de la forêt. Des gouttelettes perlèrent sur la seconde peau de Zoé. Des gouttes de rosée. Comme des joyaux. Toxiques.

Hayes ne s’était jamais rendu sur Terre. La barrière biotique était trop abrupte pour qu’il la franchisse : il aurait fallu d’innombrables vaccinations et ajustements de son système immunitaire, sans compter une sévère décontamination corporelle intégrale à son retour dans l’espace kuiper. Cela ne l’empêchait pas d’être un humain, dans le corps duquel était inscrite une évolution planétaire d’un milliard d’années. Il comprenait le plaisir de Zoé. La chaleur de la pluie sur la peau : à quoi cela ressemblait-il ? Sûrement pas à la douche de la salle à récurer, à en juger par le sourire que Zoé ne pouvait s’empêcher d’afficher.

Elle pivota et se précipita, les bras ballants, vers la lisière de la forêt. Les feuilles vert laurier des plantes grimpantes serpentaient au-dessus de sa tête. La pénombre humide la rendait presque invisible. Il la vit avec consternation se pencher et cueillir dans la mousse du sol forestier une vesse-de-loup d’un orange vif. Le champignon répandit ses spores dans l’air.