Li laissa les commandes du télésenseur à Kay Feinn, son assistante, prit connaissance du rapport de situation qui clignotait sur l’écran principal de la salle des télésenseurs, puis reporta son attention sur son défileur personnel, qui clignotait lui aussi sur un rythme rapide.
Arrêt général, barrières levées, contamination détectée dans la Capsule Six, la plus profonde des unités de laboratoire de la station océanique. Il lui fallut dix minutes supplémentaires de pêche aux informations pour permettre à l’équipe de dépannage de confirmer que la capsule semblait désormais chaude et que les deux hommes que l’alerte y avait piégés ne répondaient pas aux appels répétés. Sa télémesure avait elle aussi cessé de fonctionner : la structure était close et muette. Les défaillances de l’électronique les laissaient singulièrement perplexes. Face à des portes verrouillées, privés d’informations, les dépanneurs ne savaient trop sur quel pied danser.
Ce n’était pas le cas de Li, qui ordonna qu’on prépare la navette de la station pour une évacuation d’urgence, au cas où de nouveaux problèmes surviendraient. Il demanda à son équipe de communication d’alerter la station orbitale et de lui demander conseil. Il était lui-même en train d’essayer de contacter Kenyon Degrandpré lorsque Kay, toujours revêtue du matériel de téléprésence, l’interpella : « Je crois que vous devriez venir jeter un coup d’œil.
— Pas le temps. » Comme si cela ne se voyait pas.
« Je suis en bas, devant la Capsule Six, précisa Kay. Regardez. »
Il annula l’appel et s’installa sur la chaise de téléprésence.
La Capsule Six courait un très grave péril, le déclenchement des alarmes rendait au moins cela on ne peut plus clair. Li ne détectait pourtant aucun dommage physique depuis le télésenseur submersible.
Les nombreux rayons lumineux posés sur les extrémités des multiples senseurs externes de la Capsule Six ne révélaient rien. Attirée par la lumière, une foule de « cloches d’églises » – ainsi les équipiers de Freeman avaient-ils baptisé ces énormes invertébrés transparents – dérivaient en direction de son appareil, mais ces animaux qui croisaient sans relâche à la recherche d’organelles dans les chaudes eaux équatoriales étaient inoffensifs, bien que gênants. Une myriade de cloches d’église ne pourraient pas mettre à mal un laboratoire entier.
« Kay, qu’est-ce que je suis censé voir ? »
En supposant que les deux hommes piégés dans la capsule – Kyle Singh, un microbiologiste kuiper, et un terrien spécialiste en biologie marine nommé Roe Devereaux – aient survécu à la menace biologique initiale, quelle qu’elle soit, la panne électrique pouvait bien leur être fatale. À cette profondeur, malgré la chaleur des eaux équatoriales, la capsule se refroidirait à toute vitesse. Sans compter la surcharge des recycleurs d’air que l’alerte avait basculés en mode d’urgence antitoxique.
Freeman, quant à lui, ne croyait pas les deux hommes toujours en vie. La Capsule Six servait à l’inventaire des alcaloïdes des profondeurs. Elle était bourrée d’organismes infectieux, et si quelque chose s’était échappé des boîtes à gants pour atteindre la réserve d’air, quelques secondes auraient suffi pour contaminer et tuer Devereaux et Singh. Il n’y avait rien en dessous de la Six, sinon la ligne d’ancre et les grands fonds aveugles de la mer isienne. À cet endroit, l’eau aux noirs reflets de turquoise circulait en thermopause entre la phytochimie très fréquentée des faibles profondeurs et l’habitat des cloches d’église, grands amateurs de pression. Des unicellulaires comparables à du plancton et des colonies bactériennes en forme de flocons de neige pleuvaient des eaux de surface, tels un blizzard venant nourrir la richesse biologique des zones benthiques.
Quoique sans lumière apparente, la capsule semblait intacte. Devereaux s’était plaint des films d’algues qui obscurcissaient les fenêtres et encombraient les appareils externes. Pourtant Freeman ne voyait rien de ce genre.
« Contournez par la droite, suggéra Kay d’une voix neutre. Il me semble avoir détecté une fuite gazeuse à la jointure d’une fenêtre. On devrait peut-être faire venir un ingénieur. »
Il concentra les minces faisceaux des projecteurs du télésenseur sur un hublot de verre augmenté.
Là. Un mouvement. Dans la lumière, un chapelet de perles s’élevait. Des bulles. De l’air.
L’estomac de Li se contracta d’une peur plus égoïste. Il ne s’agissait ni d’un trop-plein de pression, ni d’un équilibrage des ballasts. Kay avait raison. C’était une fuite.
Il lui rendit le contrôle du télésenseur, appela le poste central et informa la personne qui gérait la crise de la nécessité de poster des hommes près des découpleurs. « Et que les responsables des ballasts se tiennent prêts à pallier une éventuelle déstabilisation. » S’il y avait réellement une voie d’eau dans la Capsule Six, il faudrait la larguer pour éviter qu’elle n’entraîne toutes les autres au fond. C’était le scénario catastrophe : décrocher la capsule endommagée, espérer que les joints des tubes tiennent, et s’efforcer de maintenir l’équilibre de la station.
Il se rassit sur la chaise de téléprésence et alors qu’il éloignait le télésenseur de la capsule, il repéra un autre sillage de bulles. Encore une fuite ; mon Dieu, se dit-il, ce labo n’est qu’une putain de passoire !
Soudain, une panique sourde au fond du cœur, il vit la capsule s’effondrer sur elle-même, en un temps très bref et dans un silence total. Les joints bimétalliques émirent un geyser de mousse puis se tordirent vers l’intérieur, les hémisphères d’acier se déchirèrent en lames irrégulières. Même si l’on n’entendait rien – le télésenseur n’était pas équipé pour cela – le choc devait avoir été énorme : l’instrument eut un violent soubresaut avant de se stabiliser, les images se brouillèrent et se fragmentèrent sous les yeux de Freeman. Une secousse remonta la chaîne des capsules et fit trembler le plancher sous ses pieds.
Il ordonna une déconnexion d’urgence dont il observa le déroulement. Des verrous explosifs désolidarisèrent la capsule du reste de la station. Des fragments et des débris – coussins de polyester, treillages de boîtes à gants, agrégats de vêtements qui avaient peut-être bien contenu des corps – se détachèrent du métal enchevêtré et montèrent en tourbillonnant vers la surface. Le gros de la capsule coula tout droit, pris dans les chaînes de ses ancres, comme si une main immense était montée pour la ramener au fond.
Les cloches d’église, faiblement iridescentes, se précipitèrent à travers les turbulences pour trouver refuge dans les profondeurs.
Dès qu’il fut informé du désastre, Kenyon Degrandpré héla un tractible de transport pour qu’il l’emmène au poste central. Il attendait les détails avec appréhension, mais il ne pouvait pas laisser cette peur obscurcir son jugement. Pour l’instant, s’occuper des événements, et laisser les conséquences pour plus tard.
Le poste central était bondé de cadres juniors se disputant une place à la console. Il renvoya tous ceux qui n’avaient pas un statut de commandement, à l’exception des ingénieurs, et ordonna à l’équipe de communication de rester à son poste jusqu’à nouvel ordre. Cela éviterait à Degrandpré de les avoir dans les jambes, même s’ils le dérangeraient pour demander à aller aux toilettes. Il garda quatre subordonnés à ses côtés et ordonna que l’écran principal n’affiche que les communications en provenance de l’avant-poste océanique sinistré.