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— Mécanismes & Personnel veut que nos usines Turing fabriquent les pièces d’un interféromètre planétaire.

— N’importe quoi. Ils l’ont déjà proposé il y a quelques années. Oh, cela finira par se faire… une étude des étoiles locales, peut-être même des lancements Higgs depuis le système d’Isis… mais pas dans le futur proche. » Un interféromètre isien permettrait d’obtenir des images de mondes indétectables depuis le système terrestre. Mais tout cela n’était que théorie et le resterait probablement encore longtemps. Ni la politique du Trust des Travaux ni celle des Familles n’incluait une expansion rapide dans la galaxie. Les seuls à réclamer une accélération du rythme des explorations – malgré le sacrifice fiscal que cela impliquait – étaient des éléments dissidents au sein de Mécanismes & Personnel.

À moins que…

Mécanismes & Personnel serait-il devenu assez puissant pour commander de nouveaux algogènes de Turing ? Le Trust des Travaux les laisserait-il vraiment faire sans broncher ?

Il avait quitté la Terre depuis trop longtemps pour deviner la réponse.

« Directeur ? »

Nefford salivait presque en attendant sa réaction. Degrandpré la lui refusa. « Désolé, Corbus, je pensais à autre chose. »

Les traits du médecin s’affaissèrent de dépit.

« Vous m’excuserez », dit Degrandpré en se levant.

— Et votre repas, Directeur ?

— Faites-le porter dans mes quartiers. »

Huit heures plus tard, la crise n’avait pas connu d’autres développements. Freeman Li lui-même avait cessé ses demandes déraisonnables d’évacuation immédiate et ne réclamait plus que la mise en place d’un plan d’urgence. Degrandpré accepta de garder la navette en stand by et ordonna une enquête immédiate. À cet effet, il envoya sur l’avant-poste océanique cette kuiper de Yambuku, Elam Mather. C’était à sa façon une travailleuse efficace, qui, de par sa qualité de scientifique de première ligne, possédait les compétences nécessaires pour superviser les opérations de nettoyage et d’isolation.

Après une longue séance de briefing des chefs de section, il regagna sa cabine pour trier la pile des dernières transmissions de la Terre. Corbus Nefford avait raison : il y avait bien un ordre qui spécifiait des protocoles entièrement nouveaux pour les usines Turing et qui détournait de précieux matériaux bruts au profit de la construction d’un grand interféromètre. Mécanismes & Personnel voulait disposer d’un imageur planétaire en état de marche à la fin de la décennie, ainsi que d’une foule de sondes secondaires destinées à identifier les petits astéroïdes et les objets de Kuiper qui pourraient servir de lanceurs Higgs. Quelle folie ! Mais le Trust des Travaux coopérait et Degrandpré, avec son dossier déjà entaché par la perte du laboratoire océanique, n’avait pas vraiment les moyens de s’y opposer.

Ce genre d’intrigues lui plaisait, à une époque : celle où il se croyait doué pour ça. Mais, en l’occurrence, entraient en jeu des forces immenses, impersonnelles, hégéliennes. Degrandpré serait écrasé, ou peut-être pas, cela ne dépendait pas de lui.

À moins que…

Enfoui dans la pile de communiqués, il dénicha un ordre sécurisé enjoignant de démarrer « dès que possible » les travaux sur le terrain de Zoé Fisher. Il crut tout d’abord à un addenda de Mécanismes & Personnel, mais le message portait le sceau des Travaux. L’ordre le laissa perplexe : précipiter les excursions de cette Fisher pouvait conduire à une autre perte, une nouvelle tache dans le fragile dossier de carrière de Degrandpré.

Et à un échec pour les radicaux de Mécanismes & Personnel ? Était-ce là le but du Trust des Travaux ?

Une affaire bien délicate. L’ordre semblait inoffensif. Il n’avait rien de particulier, sinon qu’il concernait un projet Mécanismes & Personnel sans pour autant porter son imprimatur. Cela avait-il une signification ?

Une chose en tout cas était certaine : l’extrême importance que revêtait Zoé Fisher aux yeux de nombreuses personnes. C’était, selon le mot de son père, une charnière porteuse d’un grand poids. Sa vie – ou sa mort – affecterait à coup sûr celle de Degrandpré.

Sept

Zoé se précipita dans la salle commune dès qu’elle apprit la nouvelle. Elle y retrouva l’essentiel de la famille Yambuku, déjà rassemblée en petits groupes affligés, devant le grand écran à plasma qui affichait une télémesure partielle de l’avant-poste océanique. Zoé s’était couchée tôt et dormait lorsque la nouvelle était tombée. Quand l’alerte générale avait retenti, la mort de Singh et Devereaux était déjà confirmée et la mer équatoriale avait avalé leur labo broyé.

Isis les avait tués, dirait Hayes… même si Zoé ne parvenait pas à considérer l’accident de cette façon. Isis n’était pas l’ennemi. Elle s’accrochait becs et ongles à cette idée. L’ennemi, c’était la négligence, l’ignorance, ou bien l’imprévu.

Durant leur orientation, Singh et Devereaux avaient séjourné à Yambuku et lié connaissance avec la plupart du personnel. À l’exception des techniciens de la station orbitale – plutôt secrets de nature – et des kachos de haut rang, tout le monde se connaissait sur Isis, surtout ceux des stations au sol, ceux qui habitaient sur la surface. Yambuku pleurait Singh et Devereaux, tout comme ceux des labos océaniques avaient dû pleurer Macabie Feya.

Trois morts depuis mon arrivée, songea Zoé. Nous sommes pareils à des soldats dans une zone de combats. Chacun regarde mourir l’autre.

Tonya Cooper s’était effondrée sur l’épaule d’Em Vya, un phytochimiste junior. Tous deux sanglotaient en silence. Zoé elle-même ressentait de plus en plus de chagrin ; elle n’avait pas connu les victimes mais imaginait leur fin horrible, l’écrasement brutal par le poids de l’océan – une fin aussi horrible que celle de Macabie Feya, pensa-t-elle, emporté par les immensités d’Isis.

Tam Hayes se tenait debout en silence dans le coin est de la salle, près de la grande carte planétaire d’Isis. Elle se souvint d’Elam mentionnant qu’entre autres projets, Mac Feya s’occupait de ce globe à ses moments perdus. Une œuvre d’art créée avec les fournitures excédentaires de Yambuku – une bulle de verre de silice soufflée à la main, globe sur lequel un tractible d’assemblage avait gravé les caractéristiques physiques de la planète à partir de données cartographiques issues des archives de la station orbitale. Le globe, bleu glace et gris givre, était légèrement translucide. Elle observa Hayes le faire pivoter pour localiser les labos océaniques, point minuscule dans le turquoise vitreux de la mer équatoriale du sud. Elle le rejoignit alors qu’il traçait du doigt un chemin inutile jusqu’à la terre émergée la plus proche, un chapelet d’îles volcaniques accroché comme un doigt crochu au grand continent occidental, à cinq mille kilomètres de là. Zoé devina à quoi il pensait : dans toute cette étrange immensité bleue, la mort, encore

Elle lui toucha le bras.

Elle avait agi sur une impulsion et ne se rendit pas tout de suite compte de son geste. Le choc fut progressif. Hayes ne sembla rien remarquer, même s’il leva les yeux quand elle retira sa main.

Elle avait senti la chaleur de la manche, la chaleur du corps de cet homme.

« Nous sommes en train de perdre, dit-il. Mon Dieu, Zoé… Des gigadollars dépensés pour venir ici, pour y rester, et c’est la planète qui l’emporte. » Il retourna spontanément le contact en lui posant la main sur l’épaule. Elle eut conscience de plusieurs choses en même temps : l’odeur de Hayes, le bourdonnement de la pièce, le murmure nocturne des homéostatiques de la station. Vue de l’extérieur, Yambuku devait ressembler à une bulle de lumière jaune dans une obscurité sans lune, au milieu des espaces vacants de la forêt et de ses corridors incertains qui couraient jusqu’aux montagnes et à l’océan. « La coïncidence est trop grosse. Dieter a peut-être bien raison d’être parano. L’une après l’autre, la planète nous ôte nos défenses, nous met à nu. Si ça continue, ils vont tout fermer et effectuer les recherches par tractible…