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Mais elle n’était pas un missile. Rien qu’une cargaison d’un mètre soixante-cinq et de cinquante-neuf kilos. Au même titre que les trois autres humains, les centaines de souris clonales et d’embryons de porcs ou les diverses fournitures à destination d’Isis. Tout ceci serait très bientôt chargé dans les profondeurs de la sphère de Higgs, enfouie dans le cœur de glace de Phénix.

Zoé était assise, à moitié enchâssée dans son armure, quand le superviseur de la phase de prélancement – un de ces kachos terrestres à long visage qui s’occupaient des vaisseaux spatiaux et de leurs cargaisons mais n’oseraient jamais rêver de voyager à leur bord – s’approcha d’elle, les lèvres crispées en une grimace. « Un appel pour vous, citoyenne Fisher. »

À un stade si avancé dans la séquence de lancement, se dit-elle, cela devait être quelqu’un au bras particulièrement long, quelqu’un de haut placé dans les Trusts ou au moins – oserait-elle l’espérer ? – dans la branche Mécanismes & Personnel. Elle avait déjà tout le bas du corps enseveli dans l’encombrant dispositif de voyage, des fourreaux métalliques trop massifs pour être soulevés, quelle que soit la rotation, sans l’aide de puissants mécanismes hydrauliques. Elle se sentait comme un chevalier errant qu’à l’aide d’un treuil on s’apprête à installer sur son cheval. Impuissante. « Qui est-ce ?

— Votre superviseur M&P, depuis les installations de Deimos. »

Theo. Évidemment. Elle sourit. « Faites flotter un moniteur par ici, s’il vous plaît. »

Il fit triste figure mais obtempéra. Comme toutes les chambres creusées dans le fragment cométaire, celle d’habillage était bondée. La plus grande partie de Phénix avait été excavée afin d’y installer la cargaison et le lanceur à fusion, et les débris riches en eau de ce petit monde avaient été expédiés vers des points de récupération plus proches du Soleil. Ces chambres pressurisées restaient rudimentaires : pourquoi prendre la peine d’aménager un habitat qui finirait vaporisé sous peu ? La pièce n’était pas moins spartiate que lorsque les constructeurs Turing l’avaient livrée, avec le matériel médical et technique réparti au petit bonheur sur les parois plates et blanches.

Au moins avait-elle les mains libres. Zoé toucha du doigt la zone d’identification du moniteur.

Avrion Theophilus apparut aussitôt. Theo était un homme âgé qui se trouvait dans la première décennie de son second siècle. Ses cheveux étaient blancs bien qu’encore épais, sa peau pâle mais souple. Il la salua en haut-anglais, ce qui provoqua des échanges de regards gênés entre les techniciens d’origine kuiper.

Il s’excusa de son interruption. « Je voulais te souhaiter bonne chance, même si tu n’en as pas besoin. Je sais qu’il ne reste plus beaucoup de temps. »

Plus assez. Ou trop. Zoé ne parvenait pas à mettre un nom sur ce vide qu’elle ressentait au creux de l’estomac. « Merci. »

Elle aurait voulu qu’il soit sur place pour lui dire au revoir en personne. Son mentor lui manquait. Elle l’avait quitté plus d’un an auparavant, dans un jardin solaire de Deimos. Theo ne pouvait pas venir sur Phénix : il y aurait emmené sa flore intestinale. Or Phénix était propre, c’était même, à l’heure actuelle, l’environnement habité le plus propre du système. Les bactéries bénignes de Zoé, et autres auto-stoppeurs biologiques, avaient été systématiquement éradiqués et remplacés, le cas échéant, par des nanobactéries stériles. Les techniciens eux-mêmes, qui arrivaient pourtant des colonies kuipers dépourvues de microbes, avaient été décontaminés avant de prendre leur service sur Phénix.

« Courage, petite, dit Theo. Il y a l’air d’avoir foule là-bas. »

Une multitude de techniciens se pressait en effet dans la pièce tel du bétail dans un enclos, et tous attendaient avec impatience la fin de leur conversation. « Ils me traitent comme si j’étais radioactive, chuchota-t-elle.

— Ce que tu n’es pas. Alors qu’eux le seront, s’ils n’évacuent pas à temps. Il y a de quoi les rendre nerveux. Nous devrions les laisser terminer leur travail.

— Je suis contente que tu aies appelé. » C’était bon de le revoir, avec son visage des Grandes Familles, si calme et si fier. Avrion Theophilus était le seul être humain à qui Zoé ait accordé toute sa confiance, et s’en séparer avait constitué la partie la plus pénible de sa mission – du moins jusqu’à présent. Paradoxe ? On l’avait élevée et ajustée afin qu’elle supporte la solitude. Mais Theo, ce n’était pas la même chose. Theo sortait de l’ordinaire. C’était… eh bien, c’était Theo.

Ce qu’elle avait connu de plus proche d’un père.

« Sois prudente, Zoé. » Il eut une hésitation. « Tu sais que je t’envie.

— J’aimerais tant que tu viennes avec moi.

— Un jour, peut-être. Bientôt, avec un peu de chance. »

Des paroles mystérieuses, mais Zoé ne lui demanda pas d’explications. Theo avait toujours voulu voir Isis. Et dans un sens, il y allait vraiment avec elle. On ne peut emmener beaucoup de bagages sur le pont qui mène aux étoiles, avait-il coutume de dire. Mais les souvenirs ne pesaient rien, et ceux qu’elle avait de Theo étaient enfouis au plus profond de son être. Elle essaya de le lui dire, mais sa gorge se serra et retint les mots.

Il lui adressa un sourire d’encouragement et soudain, il avait disparu. Un technicien écarta le moniteur.

Le temps s’écoulait vite, désormais. L’anneau de confinement inclus dans l’équipement de voyage se referma en claquant autour de son cou, lui immobilisant la tête. Toutes les répétitions passées ne rendraient pas la partie moins inconfortable : il lui faudrait endurer un confinement paralytique et une obscurité absolue, du moins jusqu’à ce que le système médical s’active et que la combinaison commence à abreuver son corps de molécules narcotiques et anxiolytiques. Je vais dormir dans cette boîte d’acier, pensa Zoé.

Elle attendit que l’énorme casque la cloître dans le noir. Dans sa cage thoracique, son cœur battait à tout rompre.

Le reste de l’équipe technique, dont Anna Chopra, quitta Phénix dans une petite armada de fusées à réaction.

Anna aurait aimé pouvoir oublier son modeste acte de défi. Un acte stupide, bien entendu, un caprice inutile et, selon toute probabilité, sans conséquences. Elle était tentée de l’avouer et ainsi d’en finir avec lui. Mieux valait une euthanasie prématurée que dix ans de plus dans un service gériatrique.

Et pourtant… avoir enfin, à son âge, un secret qui vaille la peine d’être gardé lui procurait un plaisir profond et intime.

Avait-elle rendu service à la fille ? Si elle l’avait cru au moment où elle appliquait le scalpel sur la peau, elle en doutait désormais. Quand Zoé Fischer s’éveillerait, privée de son filet de sécurité neurochimique, le changement ne serait pas évident. Ses récepteurs neuraux mettraient des semaines, voire des mois, à détecter l’absence de thymostat et à y réagir. Les symptômes s’installeraient petit à petit, de façon peut-être assez progressive pour qu’elle parvienne à s’adapter à une vie non régulée. Il se pourrait même qu’elle apprenne à s’aimer ainsi. Mais les Trusts découvriraient tôt ou tard la vérité. Le thymostat serait alors remplacé, et cette nouvelle nature que Zoé aurait distillée en elle-même serait éliminée. Point à la ligne.

Et pourtant… Tout ce qui était né devait mourir, sauf peut-être les Trusts ; et si la vie avait une quelconque signification, une vie brève valait mieux que pas de vie du tout. Au plus profond d’elle-même, Anna chérissait l’idée que cette Zoé Fisher, ce bébé-éprouvette de Mécanismes & Personnel, puisse échapper à l’emprise des Trusts, ne serait-ce qu’une journée.