— C’était un accident », parvient à dire Zoé. Idiote, songea-t-elle.
« Les Trusts s’en fichent. Les Familles s’en fichent. »
Mais pour moi, ça compte, pensa Zoé. Et pour lui aussi, même s’il ne voulait pas l’exprimer de façon si brutale.
Vêtue d’une tenue de nuit fripée, Elam Mather traversa la pièce, un défileur allumé à la main. « Dernières nouvelles de la station orbitale », annonça-t-elle à Hayes, l’air inquiet.
Il la regarda avec méfiance.
« Ils m’expédient par navette aux labos océaniques, expliqua-t-elle. Enfin, à ce qu’il en reste. Ils veulent que je découvre ce qu’il s’est passé. »
Le personnel quitta petit à petit la pièce quand il devint évident que la crise s’était stabilisée. Zoé, bien réveillée et bourrée de caféine, s’assit à une table de réunion dans la lumière blafarde des écrans muraux en activité.
Elle attendit jusqu’à ce que Jon Jiang, l’ingénieur de l’équipe de nuit, sorte en la saluant d’un signe de tête lugubre. Une fois seule – en ayant presque l’impression d’agir à la dérobée – elle modifia l’affichage statique du grand écran du mur ouest au profit du relais d’une caméra extérieure.
Dehors, la nuit était fraîche, d’après les données qui défilaient au sommet de l’écran. Vingt et un degrés Celsius, vent soufflant d’ouest-nord-ouest à cinq kilomètres heure en moyenne. Voilées par des cirrus, des étoiles brillaient, grenats dans le ciel lourd.
Elle se sentait bizarre. Elle n’arrivait pas à mettre un nom sur ce qu’elle ressentait.
Cela lui rappelait ce mélange de sentiments contradictoires qui l’avait envahie des années auparavant, lorsque Theo était arrivé pour la sauver des couloirs austères et des morbides chambres en pierre de la crèche-orphelinat à Téhéran : une peur terrible de l’avenir et de cet étranger si grand dans son impeccable uniforme noir, mêlée à une euphorie nerveuse, à l’agréable pressentiment que la liberté était là.
Ses souvenirs de Téhéran avaient été « adoucis » – selon le terme médical – jusqu’à s’en retrouver dénaturés au point de ne plus l’affecter. Elle savait seulement que ses geôliers avaient violé ses sœurs et les avaient laissées mourir de faim, et aussi qu’ils avaient disposé de son corps selon leur bon plaisir. Elle ne leur avait pas pardonné, mais son ressentiment était atténué : presque tous ses persécuteurs avaient dû succomber dans l’incendie qui avait ravagé les taudis industriels et englouti la crèche, lors des émeutes de 40. Ils étaient morts, elle était vivante. Mieux encore, on lui avait rendu la destinée pour laquelle elle était née : les étoiles.
Pourquoi alors frissonnait-elle au moindre contact du monde matériel ? Elle avait frissonné, dehors, dans sa combinaison de sortie, à la fraîcheur de la première goutte de pluie isienne sur son épaule. Et elle avait frissonné au contact de la grande main vigoureuse de Tam Hayes.
Je n’aime pas qu’on me touche. Combien de fois dans sa vie avait-elle répété ce petit mantra ? C’était un héritage des années Téhéran, lui avaient expliqué les spécialistes en ontogenèse. Une aversion trop profonde pour être extirpée, et de toute façon il n’y aurait personne pour la toucher là où elle allait, du moins personne d’humain, quand elle serait seule dans les étendues sauvages d’Isis.
Mais pourquoi alors avait-elle les larmes aux yeux en regardant le ciel nocturne ? Pourquoi sa main persistait-elle à se porter sur son épaule, là où Tam Hayes l’avait touchée, comme pour protéger le fantôme de sa chaleur ?
Pourquoi les souvenirs s’étaient-ils mis à jaillir en elle comme d’une mystérieuse source souterraine ?
Tout ce qu’elle savait, c’est que quelque chose n’allait pas en elle. Et qu’elle ne devait en parler à personne. S’ils soupçonnaient sa maladie, ils la renverraient sur la station orbitale, et probablement sur Terre.
Loin de son travail.
Loin de Tam Hayes.
Loin de sa vie.
Deux jours passèrent. La crise de l’avant-poste océanique avait été circonscrite et l’humeur de Yambuku s’allégea un peu, même si, remarqua Zoé, les membres de l’équipe de risque biologique gardaient leurs défileurs ouverts sur leurs bureaux, en état d’alerte. Elle passa la matinée en marche simulée dans le terrain luxuriant qui s’étendait à l’ouest de la rivière de Cuivre, puis emmena son déjeuner dans la salle de préparations, au terminal de la navette, pour observer l’équipe de maintenance s’affairer sur celle qui, par un vol suborbital, transporterait Elam de l’autre côté de l’océan.
La maintenance constituait une des missions de l’ingénierie. Lee Reisman, Sharon Carpenter et Kwame Sen lui firent signe depuis le terminal, et Kwame en particulier lui jeta de nombreux coups d’œil en coin. Était-il attiré par elle ? Sexuellement attiré ? L’idée la mettait mal à l’aise. Zoé avait côtoyé ses pairs lors de ses études dans les locaux M&P sur Terre, mais ses camarades d’études étaient pour l’essentiel des femmes hétérosexuelles ou de jeunes aristocrates porteurs de badges d’orchidectomie. Cela ne l’intéressait pas. Le personnel médical lui avait enseigné toute une série de soutras de masturbation, qui était censée constituer sa modalité sexuelle permanente. Cela aurait dû suffire.
Mais elle se masturbait désormais presque tous les soirs, et dans ces moments-là… eh bien, en général elle pensait à Tam Hayes.
Une tasse de café à la main, Elam Mather entra dans la salle et repoussa une pile de check-lists pour s’attabler à ses côtés. Elle salua distraitement Zoé d’un signe de tête, sans prononcer une parole, le regard fixé sur l’activité qui entourait la navette. Kwame garda ses coups d’œil pour lui.
« J’espère que votre voyage sera sans histoires, dit Zoé.
— Mmmh ? Oh ! Eh bien, ne me souhaitez pas bonne chance. Ça porte malheur. »
Voilà bien le genre de paroles déconcertantes dont les kuipers étaient coutumiers. Certes, Zoé avait étudié l’histoire et savait aussi bien que tout écolier du système comment s’était déroulée la fondation des Républiques. Rien pourtant dans tout ce savoir théorique ne l’avait préparée aux réalités d’une communauté à majorité kuiper telle que Yambuku, avec cette effrayante fluidité des grades et cette sexualité ouverte. Les hommes kuipers n’étaient jamais castrés, quelle que soit leur position sociale, et cela finissait par donner l’impression de partager une cage avec des animaux de zoo : ces gens-là ne dissimulaient ni leurs attirances, ni leurs rencontres, ni leurs copulations…
« Nous ne sommes pas si mauvais », dit Elam.
Zoé écarquilla les yeux. « Parce que vous êtes télépathe, en plus ? »
Elam éclata de rire. « Presque. Non, en fait, j’ai déjà travaillé avec des Terriens. Et on finit par reconnaître cette expression, vous savez, cette espèce de “Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’il va encore se passer ?” »
Zoé s’autorisa un sourire.
« En fait, ajouta Elam, vous vous adaptez très bien, pour quelqu’un de la Terre.