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Le gris bleuté du plateau continental disparut derrière la navette et, pendant un temps, seuls s’offrirent à sa vue l’océan bleu cobalt plissé de brisants blancs ainsi que le sommet des nuages, souvent agités : les tempêtes tropicales en cours d’élaboration dans la lumière abrupte du soleil ressemblaient à des ressorts d’horlogerie enroulés d’éclairs. Il n’y avait, sur toute l’étendue de la mer, ni navire ni sillage de navire, rien d’humain, pas de planche percée de clous ou de bouteille en plastique blanchie ; rien là-dessous que du krill extraterrestre, des touffes de chiendent marin et de l’écume poussée par le vent, se dit-elle.

Elle songea aux barrières qui séparaient la vie terrestre de la vie isienne, puis à la longue quarantaine entre la Terre et les Républiques de Kuiper, aux jours tragiques qui avaient vu les épidémies décimer la population terrienne et les Kuipers devenir vraiment indépendants, presque par défaut. Les Républiques se composaient d’une alliance des environnements les plus lointains et les plus hostiles jamais colonisés par l’homme – ceinture de Kuiper, astéroïdes, mines de Oort, fermes aériennes de Mars. Les économies hydrogène/oxygène du système externe avaient été séparées de l’arrogante richesse en eau de la Terre elle-même, l’humanité s’était divisée comme une cellule parthénogénique. Mais la division ne pouvait rester définitive : la vie touchait la vie. Le Trust des Travaux avait ramené une Terre inquiète dans l’espace sans réussir à guérir les vieilles blessures civiles et politiques. La Terre s’était repliée sur un système d’aristocratie bureaucratique et les Républiques de Kuiper étaient ses rejetons turbulents qui transformaient leurs bastions de glace en utopies païennes ou puritaines – mais au moins, nom de Dieu, personne ne s’y coupait les couilles en signe d’allégeance.

Et pourtant, la vie touchait la vie.

Prenez Tam Hayes. Un vrai orphelin kuiper, excommunié par les doctrinaires d’Épine Rouge pour s’être fait embaucher par un projet Travaux. Alors qu’il n’avait pas d’autre moyen d’accéder à Isis, la distante Isis, la légendaire Isis, la Mandalay[1] de la République. Il avait troqué son histoire contre un rêve. Et Zoé Fisher, bébé-éprouvette aussi obéissant que tous ceux que la Terre produisait. Interdit de rêver, pour cette hongre femelle. Mais Isis avait tissé des liens entre eux. Il n’y avait qu’eux à ne pas s’en être rendus compte… c’était en tout cas évident aux yeux d’Elam. Placez-les ensemble dans la même pièce, et Zoé tournerait autour de Tam comme une planète autour de son soleil, tandis que lui, telle une antenne de tractible, serait toujours tourné vers elle.

Elam n’approuvait pas les liaisons entre terriens et kuipers, la plupart ne duraient pas… mais il se passait là, pensa-t-elle, quelque chose que Mécanismes & Personnel n’avait sans doute pas prévu, une petite entorse dans la cruelle machinerie humaine des Trusts.

La vie et son lot d’imprévus.

Elle approuvait. Peut-être qu’elle approuvait. Mais il y avait des choses que Tam ne savait pas sur Zoé, et qu’Elam pensait de son devoir de lui apprendre. Elle ouvrit son défileur et commença un message. Elle pourrait l’envoyer après l’atterrissage.

Elle écrivit jusqu’à ce que son attention soit attirée par un chapelet d’îles volcaniques qui défilaient sous l’aile droite et que la verdure recouvrait jusqu’au bord de leurs antiques caldeiras. Des récifs, non de corail mais façonnés par le dépôt d’une communauté totalement différente d’invertébrés fixateurs de calcaire, tourmentaient l’eau peu profonde en une mousse multicolore. La lumière était ici plus oblique et transformait en vallée le moindre repli de terrain. S’était-elle endormie ? Un membre d’équipage qui passait l’informa qu’une demi-heure tout au plus séparait encore la navette de l’amarrage et de la décontamination.

Elle ajusta le dispositif de retenue de son siège, rangea son défileur et ferma les yeux, pensa à Hayes et à Zoé, à la ténacité de la vie, au besoin universel de fusionner, de combiner, d’exfolier… et aussi à la vulnérabilité de la vie, à la mer, aux grands poissons qui mangeaient les petits, et à la grande distance à laquelle la Terre pouvait exercer son influence.

* * *

Freeman Li, le kacho placé à la tête de la station sous-marine, était un petit terrien à la peau sombre et au torse bombé avec qui Elam avait déjà travaillé, à la fois en formation et sur Isis. Elle le préférait à beaucoup d’autres terriens : ce descendant de sherpas, qui avait de la famille dans les fermes aériennes sur Mars, savait faire preuve de souplesse intellectuelle. Il était d’un naturel inquiet, mais ses inquiétudes étaient en général fondées.

Il était justement en train de se faire du souci. Au sortir de la décontamination, il emmena Elam tout droit dans la salle commune la plus proche, une pièce octogonale et basse de plafond située entre un laboratoire de microbiologie et le pont d’ingénierie. Elam supposa que la pièce se trouvait en dessous du niveau de la mer. Elle n’avait aucun moyen de corroborer son hypothèse : l’étanchéité de l’avant-poste océanique égalait en rigueur celles de Yambuku et de Marburg. De par sa masse distribuée et son ancrage profond, la station restait insensible à l’action de la houle, même si les typhons provoquaient, lui avait-on dit, une légère oscillation comparable à celle d’un fil à plomb. Aucun mouvement n’était perceptible pour l’instant.

« Je serai franc avec vous, Elam », dit Li en remuant machinalement son thé noir. « Quand ça s’est produit, j’ai réclamé une évacuation complète à Degrandpré. Je pense toujours que c’est ce que nous aurions dû faire… ce que nous devrions faire. Ce qui a tué Singh et Devereaux et détruit la Capsule Six est bien trop rapide pour qu’on joue ainsi avec le feu. Et nous n’avons toujours pas la moindre idée de l’agent causal. On a de nombreux vecteurs toxiques dans le coin, mais ils sont répartis un peu partout dans les boîtes à gants de la station. Un agent spécifique à la Capsule Six ne peut être qu’un extrait ou un isolat chimique, pas un biota vivant.

— Il y a des substances caustiques ?

— Toutes sont très toxiques et certaines, en effet, sont on ne peut plus caustiques. Une quantité significative qui se serait échappée peut très bien avoir tué deux hommes et déclenché l’alerte biologique. Mais pour la capsule elle-même, non, aucun agent isolé, aucune combinaison d’agents ne peut raisonnablement avoir causé de tels dégâts.

— Pour autant que nous le sachions. »

Il haussa les épaules. « Vous avez raison, nous n’en savons rien. Mais nous parlons ici d’isolats chimiques de l’ordre du microgramme.

— Y a-t-il eu d’autres problèmes avant la catastrophe ?

— Oui, dans la Capsule Six, une substance algale qui interférait avec les échantillonneurs et les senseurs. Mais ne sautez pas aux conclusions, Elam. Nous avons rencontré ce genre d’ennuis d’un bout à l’autre de la station, même s’ils étaient plus prononcés en profondeur. Ce serait une coïncidence incroyable que cette capsule ait connu à la fois un dégagement de substance toxique et un joint assez gravement endommagé pour provoquer son effondrement.

— Ce qui a causé la rupture des joints d’étanchéité pourrait aussi avoir ouvert les boîtes à gants.

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1

Une des principales villes du Myanmar (anciennement Birmanie), dont le poème de Rudyard Kipling Sur la route de Mandalay a fait, dans le monde anglo-saxon, l’archétype de l’endroit exotique. (N.d.T.)